Les lecteurs réguliers de ce blog (et j’en profite pour les remercier au passage) auront constaté que la question de l’accrochage d’Uzbin a été très peu abordée, si l’on excepte l’hommage rédigé juste après l’événement et le signalement du texte du général Cann. Une raison simple à cette relative discrétion : n’ayant pas d’informations inédites, je ne voyais, et ne vois d’ailleurs toujours pas, l’intérêt de faire monter la sauce en devisant sur un événement tragique sans plus value à apporter. Je préférais laisser aux journalistes professionnels, aux politiques et aux militaires le soin de comprendre, de décrypter, d’informer, de critiquer éventuellement. Sur le fond de cette guerre, mon opinion est faite depuis un moment et j’ai déjà eu l’occasion d’y revenir maintes fois.
Mais rester muet, ou presque, ne signifie pas devenir sourd et aveugle. Or, à la peine s’est bientôt rajouté un grandissant sentiment de malaise… La douleur des pertes au combat peut et doit se gérer : partir ferrailler contre le Taleb n’est pas une mission d’interposition ou de maintien de la paix. C’est la guerre contre un ennemi coriace, déterminé ; un irrégulier qui évolue sur son terrain, soutenu plus ou moins activement par la population. Si l’on n’est pas capable de payer le prix qu’exige la victoire, et ce prix-là se mesure aussi au sang versé, autant remballer, rentrer à la maison, et assumer piteusement notre échec aux yeux du monde.
Le malaise, lui, doit être expliqué, clarifié, car il instille le doute et contribue à affaiblir la volonté, cette énergie de l’esprit qui est la clé du succès, à l’arrière comme sur le terrain, dans les rédactions, comme dans les bureaux d’État-major. Or, ces derniers temps, il semble qu’une collection d’erreurs de communication soit venue affaiblir de manière sensible une volonté commune sans doute déjà friable.
On notera que je dis « erreurs de communication » et non « erreurs tactiques ». En effet, il ne m’appartient pas de commenter, et plus encore de juger, les éventuelles maladresses commises sur le terrain : renseignements insuffisants, appuis défectueux, etc. De tout cela, je ne sais en fait pas grand-chose. Je n’y étais pas, je ne vais donc pas donner des leçons à ceux qui se battent. Un Retex sera fait et les hommes de l’art en tireront les conséquences. Le citoyen, en revanche, peut et doit juger sévèrement l’attitude de l’arrière ainsi que la communication vis-à-vis de l’arrière. Et, sur ces questions, le malaise est bien là…
- Malaise vis-à-vis du politique :
Certes, le Président de la République était sans doute dans son rôle en allant soutenir le contingent sur le terrain et la cérémonie des Invalides, belle et digne, a montré de l’homme une image sombre, sérieuse et grave qui tranchait heureusement avec la frivolité d’antan. Les mauvaises langues diront qu’il a traité l’événement comme il le fait de ces drames qui émaillent notre quotidien et dont il aime à faire la promotion : dix soldats morts, une occasion de plus de montrer sa compassion, entre un accident de car et les parents reçus à l’Élysée d’une victime d’un tueur multirécidiviste… J’ai la faiblesse de croire qu’il aura, en cette occasion tragique, réalisé enfin le poids de sa charge.
Mais, pour le reste, que de sottises, d’approximations, d’absence flagrante de culture stratégique, de méconnaissance du métier des armes et de la dynamique des conflits ! Ne nous attardons pas sur le cas de l’actuel Ministre de la Défense, définitivement hors sujet et qu’on espère voir appeler promptement à des fonctions plus en rapport avec ses talents à l’occasion d’un prochain remaniement. L’opposition socialiste, du reste, a été d’une égale médiocrité. Dans tout le paysage politique français, il semblerait que seule une poignée d’originaux, par formation ou par gout, persiste à vouloir maîtriser les arcanes, pourtant accessible à tous, de la guerre. L’innocence des décideurs quant à la vérité des conflits peut, à l’extrême rigueur, être tolérée lorsque le pays n’est pas engagé dans des opérations de haute intensité. En temps de guerre, cette incurie n’est pas admissible car elle se paye comptant, au prix du sang et des vies perdues.
Messieurs, quelle est notre stratégie là-bas ? Voulons-nous vaincre effectivement ? Où bien nous contentons-nous de céder mollement à des pressions alliées en envoyant au compte-gouttes des renforts chichement équipés, mal appuyés, mal soutenus ? La guerre ce n’est pas les Jeux Olympiques : on est là pour gagner, pas pour participer. En Afghanistan, il faut penser à Clausewitz et Sun Tzu, pas au baron de Coubertin. Alors, de grâce pour nos courageux soldats, décidez en conscience de vos actions : si vous pensez que tout est perdu mais que, cyniquement, vous avez peur de contrarier une certaine grande puissance, soyez lâches et veules, mais cyniques jusqu’au bout et cantonnez nos troupes au gardiennage de Kaboul. Dans le cas inverse, si vous voulez gouter à la victoire, mettez-y le paquet ! Accepter de perdre des hommes dans le but de vaincre est dans la rude logique de ce type d’engagements. Mais faire tuer de jeunes braves pour rien est odieux.
- Malaise vis-à-vis des autorités militaires :
A voir la communication désastreuse des autorités militaires, on se dit parfois que la Grande Muette aurait mieux fait de le rester ! Soyons indulgents et acceptons que l’exercice soit difficile. Mais enfin, il ressort de ces contradictions, de ces silences gênés, de ces balbutiements, une impression de flottement des plus désagréables. Sans aller jusqu’aux « spin doctors » et autres spécialistes du « storytelling » à l’anglo-saxonne, il faut rappeler qu’une bonne communication participe à la guerre psychologique. Voulons-nous perdre sur ce terrain là également ?
D’autre part, c’est bien joli de dire que les militaires sont aux ordres des politiques et qu’ils doivent se contenter d’exécuter sans moufter, mais il ya tout de même des limites à ce que des hommes d’honneur peuvent accepter ! Où sont nos canons ? Nos hélicos d’appui-feu ? Nos équipements dernier cri qui coutent si cher et dont on est si fiers ? La métropole est-elle sur le point de subir un assaut massif qui nécessite qu’on conserve pieusement ses matériels en prévision de l’attaque imminente ? Où bien le front, le vrai, est-il dans les montagnes afghanes ? Alors, oui, bien sûr, la Réduction Révision Générale des Politiques Publiques est passée par là et on n’a plus de sous. Mais tout de même…
Si vraiment les plus hauts gradés de notre armée pensent que l’Afghanistan est un « merdier ingérable », qu’on n’a pas la plus petite chance de gagner là-bas, qu’ils le disent, mais pas aux journalistes, à qui de droit !
Bon, je m’arrête là. Gros malaise, je vous dis…
- Malaise vis-à-vis des médias :
Sur ce plan, nous avons touché le fond et certains ont entrepris de creuser. Passons sur les rumeurs de tortures et d’exécutions sommaires dont certains ont fait leur miel, sans égard pour les familles des soldats morts. C’était déjà cruel, inutile et indécent. Avec les derniers développements, nous sommes passés du voyeurisme morbide à la propagande la plus crue, la plus irresponsable.
Ainsi, « Le Canard Enchaîné », dont je suis un lecteur fidèle quoique critique, est contre la guerre d’Afghanistan et c’est son droit le plus strict. Mais quelle est cette façon d’utiliser des documents contestables, de publier des encarts invérifiables sur une soi-disant réunion du groupe Surcouf qui rédigerait (notez le conditionnel) un brûlot contre notre engagement là-bas ? Avoir des opinions est une chose, mais tenter d’influencer le public en orientant sciemment ce qu’on lui présente comme des « informations » est une tout autre affaire… Le volatile, qu’on avait connu mieux inspiré, ne sort décidément pas grandi de l’épreuve du feu avec les talibans.
Mais ce n’est rien comparé à l’ignominie d’un célèbre hebdomadaire qui publie complaisamment des photos des assassins de nos hommes se pavanant avec les effets qu’ils ont glorieusement détroussés sur leurs cadavres. Avec l’interview qui va bien, qui plus est ! Alors, bien sûr, certains défendent le travail de ces journalistes en invoquant le « courage » et le « devoir d’information » (non, non, la vente du papier n’a rien à voir là-dedans, ne soyez pas si mesquins…).
Mouais. Pour le courage, pas de doute, il en fallait pour aller se jeter ainsi dans la gueule du loup, quoique le fait que des preneurs d’otage patentés se fussent soudain montrés affables aurait dû alerter nos glorieux défenseurs de la liberté d’expression sur les intentions réelles de leurs interlocuteurs. Mais accordons-leur ce courage.
Le devoir d’information, en revanche, a bon dos lorsqu’on publie complaisamment ce qui a tout du tract de propagande antioccidental délivré sans recul ni précautions.
Du reste, au vu de cet exemple, on s’interroge sur la nécessaire pluralité de l’information délivrée au public français : à quand, en effet, un « droit de réponse » d’Oussama Ben Laden en première page du Monde ? Pourquoi diable les sympathiques Rachid Dostom et Gulbuddin Hekmatyar sont-ils ignominieusement privés de parole dans nos médias ? Qu’attendent donc les grandes chaînes d’information pour embaucher un correspondant de guerre Taleb, histoire de fournir au téléspectateur l’ensemble des points de vue sur ce conflit ?
Bref, loin de se rouler dans la fange en offrant une tribune gratuite à des ennemis de leur pays, et au risque de traumatiser des familles déjà passablement meurtries par la perte d’êtres chers, ces glorieux reporters ont simplement repoussé un peu plus les limites par trop restreintes de la liberté de la presse en temps de guerre. Une brassée de Légions d’Honneur s’impose ou c’est à n’y rien comprendre…
Alors, résumons : on a parfaitement le droit d’être contre la guerre en Afghanistan ; on a parfaitement le droit de le dire et de le revendiquer. Mais si vraiment personne, en France, ne veut gagner cette guerre, arrêtons les frais et rapatrions nos soldats à la maison tant qu’ils sont encore en position verticale.
Et préparons-nous à payer le prix de notre lâcheté…