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« La Grande Beuverie » de René Daumal

Par Etcetera
Grande Beuverie René DaumalCouverture chez Allia

J’ai lu il y a quelques semaines « Le Mont Analogue » de René Daumal, chroniqué en janvier, et comme il m’a beaucoup plu, j’ai eu envie de lire son premier livre « La Grande Beuverie« , qui m’a tout à fait séduite, amusée et étonnée par bien des aspects.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Allia – (initialement) Galllimard
Année de Publication : 1938
Nombre de Pages : 164

Note biographique sur René Daumal

René Daumal, né en 1908 dans les Ardennes, mort à Paris en 1944, est un poète, critique, romancier, essayiste, indianiste, dramaturge, français. Il se lie assez tôt avec Roger Vaillant, Roger Gilbert-Lecomte et Robert Meyrat, créant avec eux le groupe des « Phrères simplistes ». Se réclamant de Rimbaud, d’Alfred Jarry, informé du Surréalisme, il cherche à atteindre des états de conscience modifiés par les drogues. Il fonde en 1928 la revue Le Grand Jeu, avec Gilbert-Lecomte. En 1934-35, il tient la chronique de la pataphysique du mois dans la Nouvelle Revue Française. Atteint de tuberculose, il meurt à l’âge de 36 ans.
(Source : Wikipedia)

Mon Avis

C’est un livre d’une densité et d’une richesse d’invention peu ordinaires. A travers un récit fantasmatique qui relate un voyage dans des mondes imaginaires, l’auteur fait une critique impitoyable de la société de son époque, qui est encore en grande partie la nôtre. Il tourne en dérision les artistes de son temps, qu’il appelle « Fabricateurs d’objets inutiles » et qu’il oppose aux véritables artistes qui, eux, produisent des objets « utiles autrement ». On ne sait pas trop si ces vrais artistes, dans l’esprit de Daumal, ont existé dans un passé plus ou moins proche ou s’ils sont des concepts idéaux qu’il rêverait d’atteindre. Il tourne également en dérision les « Scients » et les « Sophes », en analysant très finement leurs divers modes de pensées, et en les opposant, là encore, aux véritables Scientifiques et Philosophes qu’il appelle de ses vœux. On perçoit tout le découragement et le mépris de l’auteur pour les différents domaines de la connaissance humaine, tels qu’ils étaient conçus et pratiqués à son époque, en tout cas, et on se dit à l’issue de ces pages qu’il devait être à la fois extrêmement savant (d’un savoir quasi encyclopédique) et d’un nihilisme assez virulent. Bien sûr, la politique, la religion, l’armée, la psychanalyse – qui, alors, n’existait pas depuis très longtemps – sont également pour lui des motifs de sarcasme et, à chaque fois, il présente les choses avec un humour féroce, une lucidité qui va droit au but. Même l’amour n’échappe pas à son jeu de massacre : selon lui, trop intimement lié à la haine, comme l’eau avec le feu.
C’est un livre à la fois très intellectuel, axé sur les différents champs de la pensée, et aussi très ludique, divertissant, imaginatif.
Bien que le message global de « La Grande Beuverie » paraisse plutôt sombre et désabusé, sur le fond, le livre se termine tout de même par une exhortation à vivre : le héros désire quitter le monde du fantasme et du songe pour celui de l’action, de la réalité.
J’ ai pris un plaisir très vif à cette lecture ! Un livre qui m’a autant plu que « Le Mont Analogue » !

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Un Extrait page 57

Je m’étonnais, en gravissant un tertre fleuri de celluloïd, qu’un univers entier pût tenir dans cette soupente. L’infirmier m’expliqua :
– Ici comme partout, mais ici on vous le fait remarquer tout spécialement, l’espace se fabrique selon les besoins. Voulez-vous faire une promenade ? Vous projetez devant vous l’espace nécessaire que vous parcourez au fur et à mesure. De même du temps. Comme l’araignée secrète le fil au bout duquel elle se laisse glisser, vous sécrétez le temps qu’il vous faut pour ce que vous avez à faire, et vous marchez le long de ce fil qui n’ est visible que derrière vous mais qui n’est utilisable que devant vous. Le tout est de bien calculer. Si le fil est trop long, il fait des plis et s’il est trop court, il casse. Si je ne craignais pas d’attraper soif en parlant, je vous dirais pourquoi c’est si dangereux pour l’araignée d’avoir derrière elle un fil qui fait des plis.
– N’est-ce pas que, le moment venu de remonter en ravalant son fil, les nœuds se mettent en travers du gosier…
– Et l’on n’a même pas la ressource de boire un coup pour les faire passer. Vous l’avez dit.

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Un Extrait Page 86-87

(…) Je ne saurais davantage vous donner un portrait d’Aham Egomet, car ce personnage, me semblait-il, ressemblait à n’importe qui. il répondait au « signalement » classique des commissariats de police. Signe particulier : néant. J’aurais été parfaitement à l’aise dès le premier instant avec cet individu, si je n’avais eu le sentiment obsédant d’être épié par des milliers d’yeux et d’oreilles invisibles, d’être devenu transparent à tout. Egomet me fit un sourire d’abominable complicité et me dit ce qu’il faisait.
– Moi, mon cher, c’est une tout autre histoire. Je suis ici en reportage. Je fais seulement semblant d’être atteint par leur mal, pour mieux les étudier. Après, je redescendrai et je publierai de mon voyage un récit qui fera sensation. Cela s’appellera (ici il s’approcha de mon oreille) La Grande Beuverie. Dans une première partie, je montrerai le cauchemar de désemparés qui cherchent à se sentir vivre un peu plus, mais qui, faute de direction, sont ballottés dans la saoulerie, abrutis de boissons qui ne rafraichissent pas. Dans une deuxième partie, je décrirai tout ce qui se passe ici et l’existence fantomatique des Evadés ; comme il est facile de ne rien boire, comment les boissons illusoires des paradis artificiels font oublier jusqu’au nom de la soif. Dans une troisième et dernière partie, je ferai pressentir des boissons à la fois plus subtiles et plus réelles que celles d’en bas, mais qu’il faut gagner à la lueur de son front, à la douleur de son cœur, à la sueur de ses membres. (…)


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