
Mon ami Denis Hamel m’a conseillé ce recueil de petites proses assez inclassables, qui tiennent à la fois du journal intime, de l’essai littéraire, de la poésie en prose, de la nouvelle très courte,… une hybridation totalement réussie par l’écrivain italien.
Je pensais jusque-là que Dino Buzzati (1906-1972) était l’auteur d’un seul livre vraiment important – Le Désert des Tartares (1940), que j’avais aimé – aussi je ne m’étais pas du tout renseignée sur le reste de son œuvre. C’aurait été dommage d’ignorer ce livre-ci, qui a été un énorme coup de cœur. En fait, il m’a encore plus plu que le Désert des Tartares.
Note Pratique sur le livre
Editeur : 10/18
Année de publication : (initiale en Italie) 1963 ; (en français) 1965
Traduit de l’italien par Jacqueline Rémillet
Nombre de Pages : 381
Quatrième de Couverture
« J’écris avec un crayon.
Un vieux bout de crayon, trouvé dans une vieille boîte, par hasard.
Je l’ai taillé et sur le peu de papier blanc
qui me reste ce soir, j’écris. »
Avec un vieux bout de crayon
ou autre chose,
sur des feuilles de papier blanc ou non,
pendant plus de vingt ans,
Dino Buzzati tient une manière de journal.
Singulier journal,
constamment au-delà de l’événement,
où l’instantané même apparaît transfiguré.
Jamais Buzzati n’exprima dans une forme
aussi concise et dure le combat quotidien
qu’il mena contre ses chimères,
sa hantise de vieillir et sa solitude.
Mon Avis
C’est un livre – un ensemble de carnets, plus exactement – que Buzzati écrivait comme un journal intime, pour lui-même, et on ressent une grande exigence de sincérité et de lucidité à travers toutes ces pages. Mais ce regard désabusé sur la vie passe toujours par la métaphore, le symbole, le conte, pour s’exprimer. Nous sommes à la fois dans un monde poétique, onirique, allusif et au plus près de la réalité. Il est rare de lire un livre aussi profond et aussi beau que celui-ci.
Buzzati évoque la plupart des grands thèmes de la vie et c’est clairement un livre d’expérience(s). Ce que l’écrivain vieillissant a compris au sujet de l’existence, il nous le livre sous forme d’histoires souvent étranges, surprenantes, mystérieuses.
L’auteur évoque tout particulièrement les attentes déçues, les ambitions et les désirs qui ne seront peut-être jamais réalisés, les chances que nous ne savons pas saisir : des thèmes assez proches de ceux du Désert des Tartares, au fond.
Mais bien d’autres thèmes sont également abordés : l’égoïsme ambiant, les nostalgies tenaces, les vanités humaines, les façons parfois bizarres dont nous gérons nos peurs, nos angoisses, nos attachements.
Plus que tout, les relations ambiguës et assez mauvaises entre les jeunes et les vieux semblent l’intéresser très vivement. Il tente de persuader la jeunesse d’être plus indulgente et moins arrogante avec les vieux, en leur rappelant qu’ils seront bientôt comme eux. En même temps, il considère le paternalisme des vieux vis-à-vis des jeunes comme quelque chose d’assez toxique, m’a-t-il semblé. L’étude qu’il fait de ces rivalités entre générations est très approfondie – et on sent nettement son amertume. Il constate que les vieux attendent des jeunes qu’ils marchent dans leurs traces, qu’ils soient leurs épigones, alors que les jeunes ont le désir bien différent de tracer leur propre chemin, et si possible dans la direction opposée à celle des vieux. (Il ne le dit pas comme ça, je résume grossièrement).
Buzzati m’a paru être un homme inquiet, pessimiste, mais il garde une vision humaniste du monde, son regard sur les autres est compréhensif et souvent attendri. Les déceptions ou l’amertume ne l’ont pas rendu dur ou acerbe.
Un livre très remarquable, qui m’a beaucoup apporté, fait réfléchir et émue.
**
J’ai choisi deux extraits qui parlent d’écriture, de son travail d’écrivain.
Un Extrait Page 70
Mars 1946. On écrit un jour une ligne, comme ça, parce qu’elle vient spontanément. Comme on dirait aïe ! en recevant un coup de bâton. Du temps passe et on relit son travail. Pardieu, mais c’est bon. On le fait lire à un ami (et c’est là que commence la trahison). « Bien, » dit-il, « pourquoi est-ce que tu ne le fais pas publier ? » « Tu parles sérieusement ? » « Certainement, je m’y entends, moi. » « Et comment veux-tu que je fasse ? » « Comme ci et comme ça », explique l’autre.
On essaie, on réussit. On le lit à la ronde. Ils disent : C’est bon, cela prend tournure. Prendre tournure ! Après cette ligne-là on en écrit une autre et puis une autre encore, et puis tant et tant. On vous les publie, on vous les paie, c’est merveilleux. Seulement maintenant ce n’est plus comme de dire : Aïe ! Dans un certain sens, c’est une chose calculée. Chaque fois que la pointe de notre stylo touche le papier, au fond il y a la pensée de celui qui demain nous lira. C’est comme une ombre qui se penche sur notre épaule tandis que nous écrivons. Et l’idée qu’elle se moque de nous nous épouvante. Maintenant je me demande : si cette pensée disparaissait, si je savais que personne ne lira jamais ce que je fais, qu’est-ce que j’écrirais ? Les mêmes choses qu’aujourd’hui ? Allons, aie le courage d’être sincère. Non : elles seraient ressemblantes, mais pas complètement semblables. Ou bien n’écrirais-je rien ? Le temps est-il passé où nous écrivions pour notre seul absolu besoin personnel ? Ne ferions-nous plus rien et tout ce que nous faisons est-il faux ?
*
Un Extrait page 344
26 octobre 1957. Écris, je t’en prie, deux lignes seulement, même si tu es bouleversé et que tes nerfs ne tiennent plus. Mais chaque jour. En serrant les dents, à la rigueur même des imbécilités sans aucun sens, mais écris. Écrire est une de nos illusions les plus ridicules et pathétiques. Nous croyons faire une chose importante en traçant des lignes contournées, noires, sur le papier blanc. Mais quoi qu’il en soit, c’est là ton métier, tu ne l’as pas choisi mais il t’a été donné par le Destin, lui seul est l’issue par laquelle, si c’est possible, tu pourras t’échapper. Écris, écris. À la fin, parmi des tonnes et des tonnes de papier bon à jeter, une ligne pourra être sauvée. (Peut-être. )