Lancement d’une nouvelle revue et disparition le même jour de Souleymane Cissé : Jean-Marie Teno fait le lien en un hommage émouvant.
Le mercredi 19 février 2025, lancement à Yaoundé de la revue semestrielle NOUVELLE PENSÉE AFRICAINE. Ce fut une après-midi extraordinaire que les organisateurs mettaient en relation avec la naissance à Paris en 1947 de ‘Présence Africaine’ qui a contribué comme on le sait de manière substantielle aux mouvements des Droits civiques aux Etats-Unis et au processus de luttes pour les indépendances africaines.
NOUVELLE PENSÉE AFRICAINE est définie par ses auteurs comme une rupture à plusieurs niveaux, politique, économique et philosophique qui accompagnera la renaissance vers une véritable indépendance de l’Afrique en servant de base de réflexion pour de nouvelles approches centrées sur l’Afrique et sur l’Humain.
Après des interventions remarquables d’imminents intellectuels qui pour cette édition ne se sont pas attardés sur les Arts, ni sur le cinéma en particulier, j’ai choisi de rentrer à pied tout en me remémorant à quel point le cinéma africain avait été à l’avant-garde de cette pensée africaine, ce qui me procurait une joie intérieure qui m’accompagne souvent après avoir vu un beau film.

Avec Souleymane Cissé au Fespaco de 1983
Je consulte enfin mon téléphone pour recevoir cette terrible nouvelle comme un coup de massue sur la tête : la disparition soudaine de Solo, comme j’appelais affectueusement Souleymane Cissé, un des grands maîtres du cinéma qui illustrait parfaitement à mes yeux cette pensée africaine d’un cinéma au service de la prise de conscience du plus grand nombre.
Mon histoire avec le Cinéma est intimement liée à la découverte des films Baara (Le Travail) en 1980 et de Finyé (Le Vent) en 1983 avant de rencontrer le cinéaste en 1983 au Fespaco à Ouagadougou. Cissé, contrairement à certains, a accepté de parler à ce jeune homme à l’allure d’adolescent affublé d’équipements volumineux et lourds de l’époque qui me faisait ressembler plus à un jeune marchand ambulant dans les rues de Ouaga qu’à un journaliste tiré à quatre épingles. Une discussion, plus qu’une interview entre un journaliste en herbe du journal parisien BWANA et Cissé, le cinéaste, le penseur et le philosophe qui avait approché les réalités complexes du continent avec justesse, élégance et beaucoup de poésie.
Ces réalités du continent qu’un cinéma africain dit moderne n’a cessé de reléguer au second plan pour tenter de s’inscrire parfois malgré lui dans un projet qui arrime l’Afrique au ‘Cul du monde’ dans un mimétisme colonial avec tous les ‘hood’ – Nolly, Keny, les ‘Telenovelas’ et consort – au lieu de se battre pour de nouvelles écritures du réel qui inscrivent le cinéma africain dans une démarche propre, pour réhumaniser le monde et rompre avec ce système global générateur de tant de catastrophes actuelles et à venir.
Le renoncement aux idéaux qui ont contribué à la naissance des cinémas d’Afrique et aussi le renoncement de certains festivals à énoncer une ligne éditoriale claire qui place le cinéma au cœur d’une pensée prospective sur l’Etat de l’Afrique aujourd’hui ont donné naissance à des films, objets hybrides qui contribuent plus à éloigner les Africains des questions urgentes à résoudre sur le continent, en les berçant d’illusions esthétiques toutes les fois que ces films sont montrés dans certains ‘grands festivals’ dans le monde, contribuant à déconnecter toujours un peu plus le cinéma des réalités africaines, justement au moment où l’Afrique a le plus besoin de se regarder et de se questionner pour se reconstruire.

Avec Cissé à Paris
Au crédit du Fespaco, on peut lui reconnaitre d’avoir su trouver des fonds pour doter les films récompensés de sommes substantielles et d’avoir contribué à la prise de conscience par les autorités du Faso et de quelques autres pays voisins de l’importance du cinéma, ce qui est loin d’être le cas dans de nombreux autres pays africains. Mais par contre, l’aspect promotion de la réflexion sur nos sociétés reste un peu timoré et les colloques à huis-clos du Cerdotola (Centre international de recherche et de documentation sur les traditions et les langues africaines) ressemblent plus à un cercle d’initiés où des chercheurs et enseignants parfois ignorants de l’histoire du cinéma et des cinémas d’Afrique se livrent à des exercices stériles. Pourquoi ne pas sortir ces idées de cet espace clos pour irradier le festival de réflexions et de sagesse dont il a grand besoin ?
Si cette passerelle entre les savoirs et le cinéma était effectif, on n’aurait pas, à mon humble avis, attendu 42 ans après le second étalon de Yennenga de Cissé pour que le Fespaco daigne l’honorer en lui accordant la présidence du jury long métrage, ce qui est un service à minima pour la contribution exceptionnelle de Cissé à l’exposition des dysfonctionnements de nos sociétés, prélude à tout changement.
En 1983 à Ouaga, j’ai eu une conversation de 30 minutes avec Cissé, la durée d’une bobine de son des magnétos à bandes de l’époque, qui a changé ma vie. Une discussion à bâtons rompus autour de ses deux films que je connaissais, sur les classes, les luttes, le cinéma et son rôle dans une Afrique en construction. Quant à la fin de la discussion, à une question qui me brulait les lèvres à propos de Baara, pourquoi avoir tué l’espoir ? Cissé m’a répondu : « le cinéma c’est ça ! » Et il a élaboré pour finir en me disant : « Jeune homme, tu n’es pas journaliste, mais plutôt un cinéaste. »
Je suis resté sans voix, Cissé venait de planter dans mon cœur une graine qui n’a pas cessé de grandir pour devenir un arbre qui produit des fruits que j’essaie à mon tour de partager avec les générations suivantes.

Avec son amour, son humilité, sa joie de transmettre son engagement aux générations suivantes, je pense qu’il n’a pas pu dire « Non » formellement au Fespaco quand on lui a proposé la Présidence du jury. Je peux me tromper, mais sa sortie de scène presque cinématographique devrait nous amener tous à réfléchir sur la vie, sur la mort, sur le cinéma, le cinéma comme il l’aimait Cissé, le Cinéma comme il savait le faire et le cinéma outil de transformation sociale dans nos pays à ce moment précis où cette transformation de l’Afrique est en marche.
Comme la pensée précède toute action, et comme les cinémas d’Afrique ont souvent été à l’avant-garde d’une pensée libératrice et émancipatrice de l’Afrique, peut-être est-il temps pour beaucoup de re-regarder les films africains des cinquante dernières années pour inscrire leurs visions dans les perspectives de l’Afrique de demain.
Est-ce une coïncidence, un étrange signe du destin, que le départ de Cissé survienne en ce jour de lancement de NOUVELLE PENSÉE AFRICAINE comme pour rappeler à tous que la pensée africaine nouvelle ne peut pas continuer d’ignorer le cinéma et que l’évolution de notre regard sur nous-même ne peut pas se faire sans s’emparer de l’histoire politique du cinéma africain au cours des 60 dernières années. En cela Solo fut un des pionniers avec une œuvre éminemment politique, engagée et magistralement prophétique, s’appuyant sur les réflexions collectives des artistes et des cinéastes sur leurs sociétés, et ouvrant ainsi une voie que nous essayons modestement de suivre et de poursuivre.
Adieu cher Maître, cher aîné, la lutte continue et tu seras à jamais dans nos cœurs
Jean-Marie Teno, cinéaste
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