Sunday Morning, James Tissot, 1883, etching and drypoint on paper
Rendu dans des nuances dramatiques de noir, une estampe de 1883 de l'artiste James Tissot représente une jeune femme fixant le spectateur avec de grands yeux. Sa tenue est éblouissante : des manches bordées de fourrure, un large chapeau orné de rubans, un imposant arrangement de nœuds jaillissant de son col.
Le titre de l'œuvre, Sunday Morning, ainsi que la Bible qu’elle serre dans une main gantée, suggèrent qu’elle se rend à l’église. Pourtant, son regard est pensif, son front légèrement plissé. Elle semble inquiète.
Comme dans de nombreuses œuvres de Tissot, la scène est ambiguë mais invite à une interprétation malicieuse. Pourquoi cette belle femme est-elle si mal à l’aise en allant à l’église ? A-t-elle péché ? Si oui, avec qui ?
Le talent de Tissot pour les sous-entendus suggestifs et son sens du détail dans les somptueux vêtements féminins ont fait de lui un favori des clients fortunés en France, son pays natal, et en Angleterre, où il vécut à l’apogée de sa carrière. Nombre de ses sujets étaient des femmes bourgeoises à la mode, qu’il représentait dans une variété de cadres reflétant les multiples facettes de la vie moderne à la fin du XIXᵉ siècle. Dans ses peintures aux couleurs vives et ses estampes minutieuses, ses figures apparaissent à la maison et dans les rues de la ville, dans des jardins et lors de soirées, entourées d’enfants ou en compagnie d’amants.
Une sélection restreinte mais captivante des compositions de l’artiste—parmi lesquelles Sunday Morning—est actuellement exposée sur des murs couleur corail à l’Art Gallery of Ontario (AGO) à Toronto. Une nouvelle exposition, Tissot, Women and Time, explore les représentations diverses et souvent contradictoires des femmes modernes dans l’œuvre de Tissot, avec un accent particulier sur leur expérience du temps.
Dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle, le rythme de vie en Europe s’était accéléré à un degré sans précédent. Portée par la Révolution industrielle, la vitesse et l’ampleur des déplacements augmentèrent, les villes se remplirent d’immigrants venus des campagnes, et une nouvelle vague d’expansion coloniale se mit en marche. Ces bouleversements profonds donnèrent naissance à de nouvelles conceptions du temps, explique Mary Hunter, co-commissaire de l’exposition et historienne de l’art à l’Université McGill de Montréal. L’organisation du temps, autrefois souple et fondée sur les cycles naturels de la journée, variant d’une communauté à l’autre, laissa place à des mesures standardisées pour répondre aux exigences d’une société industrialisée.
« Le temps moyen de Greenwich a été établi en 1884, en grande partie à cause des voyages en train », explique Hunter, spécialiste de l’art français du XIXᵉ siècle et chercheuse sur les théories du temps, entre autres sujets. « Il était incroyablement difficile d’organiser ses déplacements en train lorsque chaque ville avait une horloge différente. »
Mais le temps n’est jamais une entité purement objective. Il est vécu par les individus. Il peut s’accélérer ou ralentir. La nouvelle exposition soutient que les compositions de Tissot montrent des femmes évoluant à la fois dans un temps rapide et un temps lent, reflétant les idéaux contradictoires de la féminité à son époque. Les femmes de ses œuvres incarnent la modernité : elles sont remarquablement élégantes, subtilement séduisantes et, parfois, des actrices engagées dans une société en pleine mutation. Mais elles demeurent aussi en marge de cette modernité, passant de longues heures dans la sphère domestique tandis que le monde industrialisé tourne autour d’elles.
The Thames, James Tissot, 1876
Une histoire d’amour londonienne
Tissot est né en 1836 à Nantes, une ville portuaire de l’ouest de la France. Son immersion dans le monde de la mode commence dès son plus jeune âge : son père était drapier, tandis que sa mère travaillait comme modiste. En 1857, il s’installe à Paris, où il intègre l’Académie des Beaux-Arts et fréquente un cercle d’artistes d’avant-garde, parmi lesquels Edgar Degas, Édouard Manet et Berthe Morisot. Des années plus tard, Tissot refusera l’invitation de Degas à rejoindre les Impressionnistes lors de leur première exposition en 1874—il n’avait ni besoin de visibilité ni d’argent—mais il partageait l’engagement radical du groupe à capturer la vie moderne.
Tissot était particulièrement fasciné par les mœurs et le matérialisme de la haute société. Ses peintures remportèrent l’admiration des mécènes fortunés de Paris, mais malgré ce succès, il avait les yeux tournés vers l’Angleterre. Anglophile de longue date, il alla jusqu’à modifier son prénom, passant de Jacques-Joseph à James. La dévastatrice guerre franco-prussienne de 1870-1871 précipita finalement son départ outre-Manche. Tissot servit comme tireur d’élite dans la Garde nationale française et aurait peut-être soutenu la Commune de Paris, une insurrection radicale née après la défaite de la France. Lorsque la Commune fut réprimée, il s’enfuit à Londres.
Tissot s’imposa rapidement comme un fin chroniqueur de la vie victorienne, explorant des sujets variés, des soirées mondaines étincelantes aux femmes de réputation douteuse naviguant sur la Tamise. Certains critiques britanniques jugeaient son art trop osé, trop « vulgaire »—trop français. Mais parmi l’élite londonienne, ses peintures saisissantes et souvent teintées d’humour étaient très appréciées. Il adopta également l’eau-forte, une technique de gravure qui lui permit de diffuser son art à un prix plus accessible. Grâce à ses revenus conséquents, Tissot acheta une maison dans le quartier cossu de St. John’s Wood. C’est là qu’il fit la rencontre d’une femme au mode de vie peu conventionnel, qui allait captiver son cœur.
Kathleen Newton était une Irlandaise de 18 ans la cadette de Tissot et, fait scandaleux pour l’époque, une mère divorcée. Après la dissolution de son mariage arrangé avec un médecin du service civil des Indes, elle s’installa en Angleterre et donna naissance à une fille en 1871. Cinq ans plus tard, elle eut un fils—peut-être celui de Tissot. En raison de leur divorce, les amants ne pouvaient pas se marier, étant tous deux catholiques. Mais cela ne les empêcha pas de vivre ouvertement ensemble dans la maison de Tissot. Newton devint également son modèle principal. Bien que la plupart des portraits exposés à l’AGO ne représentent pas de femmes spécifiques, le visage de Newton revient sans cesse.
Tissot and his muse, Kathleen Newton, in a garden with Newton's children
Les années de Tissot avec Newton furent heureuses, mais pas toujours faciles. Leur vie de couple en dehors du mariage scandalisait l’élite victorienne que l’artiste cherchait pourtant à séduire par ses peintures, et cette situation lui causait peut-être aussi un certain tourment intérieur. « Son art était acheté par la haute société britannique, mais il ne pouvait pas fréquenter ces cercles avec sa compagne », explique Hunter. « Même si la France devenait de plus en plus laïque, il restait très catholique. On perçoit dans son œuvre de nombreuses contradictions et tensions. Il est d’autant plus fascinant qu’il est difficile à cerner. »
Emigrants, James Tissot, 1880
Le temps rapide…
L’exposition est ponctuée d’œuvres vibrantes qui placent les femmes au cœur du tourbillon électrisant de la vie moderne. Emigrants (1880), par exemple, représente une femme debout au bord d’un navire, tenant un bébé enveloppé dans une couverture écossaise. Autour d’eux, un enchevêtrement chaotique de mâts et de gréements témoigne du flux maritime qui acheminait personnes et marchandises vers les ports de la Tamise. Cette estampe illustre également l’intérêt de Tissot pour les femmes de différentes classes sociales : son sujet, bien que n’étant pas misérable, ne semble pas appartenir à l’élite. Comme l’écrit l’historienne de l’art Nancy Rose Marshall dans James Tissot: Victorian Life, Modern Love, cette œuvre représente « l’universalité du désir de quitter son foyer pour chercher une vie meilleure ».
The Portico of the National Gallery, London, James Tissot, 1878
Les femmes aisées apparaissent également dans les paysages urbains de Tissot, engagées dans des activités qui, aux yeux du public victorien, symbolisaient leur statut privilégié. Le Portique de la National Gallery, Londres (1878) montre une femme élégante debout sur les marches du célèbre musée, tenant un portfolio d’artiste. Copier des œuvres d’art était un passe-temps respectable pour les femmes des classes moyenne et supérieure à l’époque victorienne. Pourtant, une fois de plus, Tissot laisse son récit ouvert à une interprétation suggestive. Hunter souligne qu’une ombre derrière la femme semble être projetée par une personne se tenant devant elle. Qui l’accompagne lors de cette sortie ? Un ami ? Un amant ?
La présence même des femmes dans les représentations de la ville par Tissot est significative. « La femme moderne, à cette époque, était une femme qui revendiquait l’espace public d’une manière ou d’une autre », explique Lydia Murdoch, historienne au Vassar College et auteure de Daily Life of Victorian Women.
Murdoch explique qu’une « bataille pour l’accès des femmes à l’espace public » a eu lieu dans les dernières décennies du XIXᵉ siècle, en réaction à une vive opposition contre une série de lois connues sous le nom de Contagious Diseases Acts (Lois sur les maladies contagieuses). Ces lois, mises en place pour limiter la propagation des infections sexuellement transmissibles parmi les militaires britanniques, permettaient à la police des villes portuaires et de garnison d’arrêter toute femme soupçonnée de se livrer à la prostitution et de l’obliger à subir un examen médical invasif. Si des signes d’infection étaient détectés, elle était internée à l’hôpital. Les opposants dénonçaient ces lois, affirmant qu’elles privaient les femmes—y compris celles qui n’étaient pas travailleuses du sexe—de leurs droits fondamentaux.
« Toute femme pouvait être soupçonnée d’être une prostituée… simplement parce qu’elle se trouvait dans la rue, en public », explique Murdoch. « Cette question est devenue un combat qui a véritablement uni les femmes de la classe moyenne et de l’élite. »
The Newspaper, James Tissot, 1883
Les militantes du XIXᵉ siècle ont également lutté pour améliorer l'éducation des femmes, une cause qui se reflète probablement dans l'œuvre de Tissot The Newspaper (1883). Cette estampe montre une femme qui scrute un journal sous un grand chapeau duveteux. Elle est dramatiquement élégante, mais Tissot met aussi en avant ses connaissances. Des feuilles de marronnier japonais se déploient derrière elle, signalant une immersion dans les tendances artistiques contemporaines ; l'art japonais faisait fureur parmi les Impressionnistes en France, et Tissot en était un collectionneur passionné. Le choix de lecture de la femme suggère un intérêt progressiste pour les affaires mondiales. Les magazines de mode et les romans étaient le domaine traditionnel des dames élégantes ; il était « encore considéré comme un peu radical » pour les femmes de lire le journal, selon Hunter.
… et le temps lent
L’agitation et l’irrévérence de telles scènes contrastent de manière frappante avec les nombreuses compositions de Tissot qui montrent des femmes passant leur temps dans une domesticité lente. Elles lisent des livres et brodent. Elles vont à l’église. Souvent, elles se prélassent simplement à la maison, langoureuses et ornementales dans leurs belles tenues. Ces œuvres sont saturées de symboles d’un idéal plus traditionnel de féminité élitiste. « Le temps lent, surtout celui de ces espaces domestiques, était associé au temps des femmes de la classe moyenne et de la classe supérieure », explique Hunter.
The Hammock, James Tissot, 1880
Dans The Hammock (1880), une femme se détend à l'extérieur sous l'ombre d'un arbre feuillu. Fidèle à son goût pour les détails coquins, Tissot montre un peu plus de ses chevilles que ce que les critiques britanniques considéraient comme décent. Mais, au final, il s'agit d'une scène domestique victorienne. Des enfants jouent en arrière-plan. La femme porte une grosse alliance à son doigt. Elle lit un roman, dans la quiétude isolée d'un jardin.
Plusieurs œuvres de l'exposition montrent des femmes endormies ou en convalescence, une convention artistique « incroyablement à la mode au XIXᵉ siècle au Royaume-Uni et en Europe », selon Hunter. « C'est un peu une fantaisie masculine de la femme inconsciente, plus libre, endormie. » La femme en repos offrait aux spectateurs victoriens une forme de sensualité inoffensive, confinée aux fauteuils et aux lits de malade.
James Tissot The Convalescent (1872) - Art Gallery of Ontario
The Convalescent (1872) montre une jeune femme reposant sur une chaise dans une serre domestique. Ses cheveux tombent librement le long de son dos, et elle porte une robe de chambre, ce qui confère à la peinture une intimité séduisante. Sa robe de chambre brodée, le coussin jaune à motifs sur lequel elle repose et les plantes tropicales de la serre sont des objets à la mode introduits en Europe grâce à l’expansion coloniale dans l’hémisphère Sud. La femme représentée est connectée à ce monde effervescent de voyages et de commerce mondiaux, mais elle en est aussi éloignée. Son temps est passé dans une inactivité paisible, attendant le retour de sa santé.
Dans une certaine mesure, les portraits de Tissot de femmes riches se prélassant à la maison reflètent les réalités d’une société anglaise stratifiée ; les dames des classes oisives avaient certainement plus de temps à perdre que leurs homologues des classes laborieuses. Mais Hunter avertit que « l’art est toujours une représentation de quelque chose, et c’est toujours une figure de l’imagination de l’artiste ». Dans des œuvres comme The Convalescent, elle perçoit un sentiment d’inconfort face à une société en modernisation qui emportait les femmes dans son tourbillon.
« À mesure que les femmes devenaient plus éduquées [et] obtenaient le droit de divorcer, cela a radicalement changé les choses », explique Hunter. « Ce sont des images relativement sûres d’une féminité qui reste plus domestique. »
Les femmes de Paris
Les années de Tissot en tant que peintre victorien se sont tragiquement terminées lorsque Newton mourut de la tuberculose en 1882. Dévasté par cette perte, Tissot retourna à Paris, où il chercha à se rétablir après une absence de dix ans avec une série ambitieuse qu’il intitula La Femme à Paris, ou The Women of Paris. Dans 15 grandes peintures, Tissot chercha à transmettre l’unicité de la femme parisienne moderne, perçue comme l’incarnation de l’excitation et de la beauté de la ville.
The Shop Girl, James Tissot, circa 1883-1885 - Art Gallery of Ontario
L’exposition de l’AGO inclut les reproductions de Tissot des peintures ainsi qu’une œuvre originale, The Shop Girl (1883-1885). Entrelacées avec ces images animées de femmes dans la ville moderne, on trouve des portraits vibrants de la classe ouvrière, qui, lorsqu’ils sont juxtaposés aux représentations langoureuses des dames élégantes de Tissot, soulignent les « différentes manières dont les femmes occupaient leurs journées », selon Hunter.
The Shop Girl, par exemple, dépeint une vendeuse dans un magasin de rubans et de tissus, souriant alors qu’elle tient la porte ouverte pour un client. Un large boulevard parisien, rempli de magasins et de gens, est visible à travers la fenêtre. Avec l’essor des grands magasins au XIXᵉ siècle, la vendeuse est devenue « une figure clé de la vie moderne », explique Hunter. Habillée modestement en noir, le sujet de Tissot est représenté comme une femme respectable de la classe ouvrière—mais les sous-entendus salaces présents dans nombre de ses œuvres sont également présents ici. Un homme en haut-de-forme lorgne dans le magasin à travers la fenêtre. Le comptoir est décoré d'un griffon grognant, sa bouche ouverte et sa langue pendante pointant vers la vendeuse.
« Chaque scène [de The Women of Paris] est, à un certain niveau, érotique », écrit l’historien de l’art Malcolm Warner dans James Tissot: Victorian Life, Modern Love. « L’idée de la Parisienne impliquait l’aventure sexuelle dans un monde de modernité et de style. »
Ironiquement, les critiques français trouvèrent la série maladroite et démodée. La mode de la capitale avait évolué pendant les années où Tissot était absent. Un critique se plaignit avec mépris que les sujets de l’artiste étaient « toujours la même Anglaise ». À ce stade, en tout cas, la quête de Tissot pour des thèmes de la vie moderne commençait à céder la place à de nouveaux centres d’intérêt. Il passa le reste de sa vie à peindre des compositions profondément religieuses et à se consacrer au spiritisme, croyant que Newton communiquait avec lui depuis l’au-delà.
Aujourd'hui, Tissot—qui est décédé en 1902 à l'âge de 65 ans—est une figure quelque peu marginale, en partie parce qu'il est difficile à définir. Il a été façonné à la fois par l'impressionnisme français et l'art victorien, mais on le considérait souvent comme trop anglais pour l'un et trop français pour l'autre. « On ne va pas le trouver dans un livre du genre 'introduction à l'impressionnisme' », explique Hunter. « Mais je pense qu’il fait partie de la conversation. »
Hunter espère que l'exposition de l'AGO favorisera une appréciation renouvelée des talents de Tissot, ainsi que des « perspectives historiques fascinantes » qui peuvent être tirées de son art. Les admirateurs de Tissot au XIXᵉ siècle reconnaissaient certainement sa capacité brillante à capturer leur moment unique dans le temps. Comme l'écrivait un critique, « [Si] nos créations industrielles et artistiques peuvent périr, nos coutumes et nos costumes peuvent sombrer dans l'oubli, une peinture de M. Tissot suffira aux archéologues du futur pour reconstruire notre époque. »
Brigit Katz pour le Smithsonian Magazine.
Tissot, Women and TimeArt Gallery of Ontario (Toronto), jusqu'au 29 juin 2025