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Ressacs, une histoire touarègue, d’Intagrist El Ansari

Publié le 06 février 2025 par Africultures @africultures

Ce film est une plongée, tant historique qu’intime, dans le devenir d’une tribu touarègue qui s’est épanouie dans la région de Tombouctou et a dû largement prendre le chemin de l’exil. En compétition officielle aux Journées cinématographiques de Carthage 2024, il y a reçu le Prix des Droits humains – Lina Ben Mhenni. Il est également au programme du Fespaco 2025, section Perspectives.

« Dire le monde, c’est entrer en contact, réel, complet, avec le tremblement, le hêlement, l’échauffement, la douceur, la violence, l’éruption, la tranquillité du monde. Les forces les plus vives de la poésie sont chez les peuples sans expression planétaire. Ils savent, ils vivent, ils sentent le tout-monde, mieux qu’un New-Yorkais ou un Parisien. Ils font de la poésie mais elle n’est pas répercutée. (…) Il y a une distance, un impossible, entre ceux qui essayent de manipuler le monde et ceux qui le disent. » (Edouard Glissant en discussion avec Patrick Chamoiseau)

Ressacs est un voyage en forme d’enquête. Dans l’espace et dans le temps. Sur un peuple, sur une famille, sur sa propre origine. Quand on cherche à comprendre, on va voir les gens. C’est ainsi qu’Intagrist El Ansari va de place en place, à la rencontre des anciens, les érudits, les sages, les héritiers des savoirs mais aussi ceux qui se sont battu et ceux qui ont dû partir. Cela revient à soulever les sables, car l’Histoire des Kel Kansar est celle de la région de Tombouctou qu’ils pacifièrent et dirigèrent.

Cette quête est personnelle : elle prend la forme d’une lettre à son fils. Il y a dans cette intimité une transmission, voire un testament. Au-delà de cette relation filiale, c’est la mémoire du peuple touareg que l’écrivain-réalisateur aborde. Colonisation, sécheresses, sédentarisation, exils successifs : c’est une histoire de résistance et de survie.

Il y avait urgence : cette Histoire est en train de se perdre. Pour Intagrist El Ansari, qui vit actuellement en exil à Nouakchott, ce film est, en dépit d’une foule d’obstacles à surmonter, le résultat de plus d’une dizaine d’années de travail et de pérégrinations, sans compter toute la connaissance accumulée par l’auteur, également journaliste et romancier. C’est aussi un constat : à travers le puzzle d’une épopée familiale, la prise de conscience de la fin d’un monde. Il donne la parole aux derniers témoins du peuple nomade touareg. En toute dignité malgré les épreuves, ils évoquent aussi bien le changement climatique, un mode de vie en voie de disparition et, à travers la description des crises et des refuges en camps de réfugiés, les complexités du contexte historique et politique.

Même avec des gens passionnants et des témoignages saisissants, ce qui est le cas ici, le néophyte risque de rester à distance. Si nous franchissons le pas, c’est grâce à la force et l’originalité de la plongée que nous propose Ressacs dans son approche poétique. C’est à cause du désert, bien sûr, avec ses lumières et ses vents, mais aussi à l’aune des chants qui rendent compte de la nostalgie d’une autonomie perdue. On entend ainsi le guitariste du groupe de blues touareg Tinariwen, Abdallah ag Alhousseini, dit Abdallah, dit « Catastrophe », chanter « Pourquoi le monde se tait-il ?  » et la souffrance sur la route de l’exil. La sécheresse de 1973 fut terrible, tuant les animaux et séchant les arbres. L’insécurité est récurrente, déjà lors de la rébellion contre les Français, puis sous le régime de Modibo Keïta, puis encore lors de la rébellion de 1990 jusqu’à la période actuelle, comme autant de ressacs où se brise une culture millénaire face au fanatisme. Les tribus se divisent et se dispersent, jusqu’à se retrouver en camps de réfugiés comme celui de Mberra en Mauritanie, où sont concentrés près de 130 000 Touaregs, Maures et Peuls fuyant la guerre au Mali.

C’est là que commence le film car Intagrist El Ansari y était tout jeune et qu’il y fut interviewé pour un reportage de la télévision. En s’adressant à son propre fils, c’est une voix intime qu’il revendique, une subjectivité, celle d’un Touareg qui réagit vigoureusement contre les clichés qui entourent le peuple du désert, et qui, dans la pluralité des approches et la complexité des circulations, pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Il n’a donc pas la prétention de transmettre une Vérité immuable mais la sienne, celle qu’il a vécue et acquise au contact de ses interlocuteurs, celle qu’il espère transmettre à son fils qui lui-même pourrait perpétuer aux générations futures son propre vécu et sa compréhension dans la reconquête des imaginaires. « Les peuples passent, leurs légendes restent » : le propre d’une légende est d’être vivante, orale, mouvante, adaptée aux temps où elle s’exprime et aux auditoires qui l’accueillent.

Il faut entendre la beauté de ces chants, voir l’élégance de ces danses, écouter la sagesse des paroles pour s’ouvrir à l’immense poésie de ce film. Elle est la voix des sans-voix dans le grand chaos du monde. Ce sont eux qui, comme le disait Glissant, disent le monde plutôt qu’ils ne le manipulent. Et en cela préparent, en ces temps incertains, au gré des ressacs, la suite du monde.

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