
J’avais entendu parler quelquefois du destin extraordinaire d’Isabelle Eberhardt, écrivaine d’origine suisse (et russe par ses parents), fascinée par la culture arabe dès le plus jeune âge, et ayant exploré seule le Maghreb, déguisée en homme, puis s’étant convertie à l’Islam et ayant épousé Slimane Ehnni, sous-officier de spahi, musulman. Une femme libre, aventureuse, érudite, ayant dénoncé très tôt la colonisation.
Je n’avais cependant jamais lu de livre d’elle mais quand j’ai découvert ce recueil de nouvelles « Amours nomades » en occasion chez Gibert, j’ai tout de suite été tentée !
Note pratique sur le livre
Editeur : Folio ; (initialement) Gallimard, Joëlle Losfeld
Année de publication : 2003
Nombre de pages : 127
Note bibliographique sur l’écrivaine
Isabelle Wilhelmine Marie Eberhardt, également Si Mahmoud ou Mahoud Saadi née le 17 février 1877 à Genève et morte le 21 octobre 1904 à Aïn-Sefra, en Algérie, est une exploratrice, journaliste et écrivaine née suisse de parents d’origine russe, et devenue française par son mariage. Elle meurt à seulement vingt-sept ans dans l’inondation de la ville ou elle vivait, causée par un oued en crue.
Présentation du livre
« Amours nomades » est un recueil de douze nouvelles, écrites entre 1900 et 1904. Elles ont en commun de toutes se dérouler dans un pays du Maghreb (Algérie ou Tunisie) et de mettre en scène des personnages musulmans. Souvent, ces nouvelles racontent des histoires d’amour qui tournent mal. Les us et coutumes locaux jouent presque toujours un grand rôle dans ces histoires (mariages arrangés, familles très religieuses, pères intransigeants, répudiation des épouses, chanteurs et musiciens arabes jouant des instruments typiques, société assez fermée aux étrangers, importance de la vengeance, quartiers de ville réservés à la prostitution, etc.). Il y a également l’emploi assez fréquent de mots arabes (dont on nous donne l’explication en bas de page) quand ils désignent des objets, des vêtements, des monuments ou des détails architecturaux, des fonctions et des titres religieux, etc.
Mon Avis
Ce recueil de nouvelles a un côté « couleur locale » et pittoresque mais ces histoires vont plus loin qu’un simple orientalisme de surface. On sent que certaines de ces histoires ont des sources autobiographiques, notamment les deux premières, où elle se présente comme personnage principal, déguisée en homme, discutant avec les hommes qu’elle croise, dans un complet incognito. D’autres nouvelles pourraient être des récits authentiques, que des bédouins lui auraient racontés incidemment, ou des événements qu’elle aurait elle-même observés – en tout cas, il se dégage de ce livre une sensation de réalité.
La description des paysages est toujours soignée et très gracieuse. Dans chacune de ces nouvelles, plusieurs paragraphes sont consacrés à la nature (ou, plus souvent, au désert) au moment du crépuscule ou de l’aube, avec la couleur du ciel, des collines, … Les paysages urbains sont joliment évoqués également.
La nouvelle qui m’a le plus intéressée est « Légionnaire » car l’analyse psychologique du personnage principal, Dmitri Orschanoff, un Suisse d’origine russe (comme Isabelle Eberhardt) est particulièrement poussée. On peut penser que l’écrivaine a mis un peu d’elle-même dans ce qu’elle explique de lui et de son parcours intellectuel. Au tout début, il nous apparaît comme une sorte de dandy égoïste, qui rappelle Des Esseintes, puis il s’intéresse quelques temps aux mouvements révolutionnaires russes, entreprend des études et les abandonne, se lance brièvement dans les arts, devient un partisan des « doctrines tolstoïennes », ce qui le décide à se faire ouvrier, etc. Il est assez rare de trouver une nouvelle où la formation intellectuelle et le bagage culturel du héros sont autant développés et c’est plaisant.
Souvent, les personnages féminins sont moins creusés que les masculins, sans être pour autant négligés. C’est sans doute parce que la vie féminine est plus rétrécie et moins libre que celle des hommes que leur caractère est moins approfondi par l’écrivaine – une hypothèse que j’ai faite.
Ces histoires ont tendance à se conclure par la mort d’un personnage, ou du moins par un acte de violence et ce sont presque toujours les femmes qui en sont victimes, en butte à l’incompréhension de tel ou tel (père, mari, frère, famille de l’être aimé, …)
L’écriture est très agréable, fine, gracieuse, et j’ai donc passé un bon moment de lecture, sans tomber non plus dans un fol enthousiasme !
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Un Extrait page 76
(dans la nouvelle « Légionnaire« )
Quel était leur avenir ? Ils n’y songeaient que pour se le représenter comme la continuation indéfinie de leur bonheur qui leur semblait devoir durer autant qu’eux-mêmes.
Cependant entre leurs deux âmes si dissemblables subsistait un abîme de mystère. Dmitri la voyait toute simple, à peine plus compliquée que les oiseaux de la plaine… Mais ce petit oiseau, tantôt rieur et sautillant, tantôt triste tout à coup, ne ressemblait pas aux oiseaux du lointain pays septentrional où était né Dmitri : il y avait en elle toutes les hérédités séculaires de la race sémitique, immobilisée encore dans le décor propice de l’Afrique, dans l’ombre mélancolique de l’Islam. Pour Tatani, Dmitri était une énigme : elle l’aimait aussi intensément qu’elle pouvait aimer, quoique regrettant qu’il fût un kefer, un infidèle. Cependant, d’instinct, elle le devinait très savant. Il répondait à toutes ses questions. Un jour elle lui dit avec admiration :
– Toi, tu es très savant. Tu sais tout…
Puis, après un court silence, elle ajouta tristement :
– Oui, tu sais tout. Sauf une chose que même moi, si ignorante, je n’ignore pas…
– Laquelle ?
– Qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Mahomet est l’envoyé de Dieu.
Après avoir proféré le nom vénéré du nabi, elle ajouta pieusement :
– Le salut et la paix soient sur Lui !
Dmitri lui prit les mains.
– Tatani chérie, dit-il, c’est vrai, je ne suis pas musulman… Mais je ne suis pas non plus chrétien, car, si j’avais le bonheur de croire en Dieu, j’y croirais certainement à la façon des musulmans…
Tatani demeura étonnée. Elle ne comprenait pas pourquoi, puisqu’il n’était pas roumi, Dmitri ne se faisait pas musulman… Car Tatani ne pouvait pas concevoir qu’une créature pût ne pas croire en Dieu…
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