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Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Angela Detanico et Rafael Lain, Flowering of Light, Centre Beaubourg, Prix Marcel Duchamp – Monika Emmanuelle Kazi au Palais de Tokyo – Nelly Ezzedine, Etudes de cocotiers, Esquisses de ciel – La Louvière, Prix art plastique de la province de Hainaut et Mons, Thankgalery – Nicolas Delprat, James, put back, Keramis – Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Gallimard 2023 – Georges Didi-Huberman, Gestes critiques, Klincksieck, 2024 – impact de 2024 année la plus sombre et la plus pluvieuse – besoin de lumière, physique, spirituelle…
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Cosmologie culturelle, l’amateur d’art et son sens d’orientation astrologique
Son cosmos culturel est traversé – conformément à son « organisation du pessimisme » – de certaines récurrences, de celles dont on dit : « j’y vais tous les ans , je ne raterais ça pour rien au monde ». Le Prix Marcel-Duchamp au Centre Pompidou en fait partie. Tous les ans, faut que j’y passe. La réitération fait sens, comme dans l’astronomie et l’astrologie, puisque « observer les étoiles, c’est attendre et relever, sans relâche, le moment de leur éternel retour à une certaine place dans le ciel » . (p.230) Cela l’aide à se figurer des constellations, de temps, de lieux, d’images, en vue d’amorcer une compréhension approximative d’où il vit. Une vague assise. Et puis la récurrence événementielle, ça rassure, ça distille une impression de sablier ralenti. de permanence (« la vie reste devant soi »). Un concours artistique, avec son jury, ses mécènes, ses institutions, son prestige, est un croisement d’intérêts où exercer son sens critique – comme art de sentir et surnager dans les rapides émotionnels -, puisque par définition, s’y expriment la volonté de faire découvrir de l’inédit, d’accroître la pluralité du connu esthétique tout en s’exposant aux biais inévitables d’imposition d’un nouveau conformisme (à partir de l’inédit) profitable au marché de l’art. Pour lui, « critiquer » se limite à raconter ce que telle ou telle œuvre parvient à greffer en lui. En décembre 24, à nouveau en conjonction avec l’astre « prix Marcel Duchamp », il espère surtout en recevoir des nouvelles de la lumière perdue, tant la sinistrose due à une année particulièrement pluvieuse et sombre booste la pandémie d’écoanxiété.
Au point de rencontre des temporalités géologiques et humaines, envoûtantes lueurs lointaines d’astres devenant fleurs, signaux des autres formes de vie qui signent la mise en pièce de l’univoque
Au carrefour des différents cubes de la galerie 4, il pousse une membrane, entre dans une salle de projection, chambre noire. Quelque chose se dérobe sous ses pieds. Soudain, il se sent très bien – euphorie prémonitoire – en dépit de l’analogie entre son ressenti et ces rêves où, franchissant une porte dérobée, il glisse dans le vide, s’arrête, pile, in extremis, au bord du gouffre insondable des origines et fins. Qu’est-ce qu’il a devant lui ? Une projection ou une fenêtre sur l’infini en soi ? Il est face à deux écrans de ténèbres, en angle droit, angle de fuite immersif. L’opacité, malléable et non de marbre figé, est piquetée de points blancs vibrants et de leur aura laiteuse. Il pense bien évidemment aux ciels nocturnes et leurs étoiles, qu’il aime tant, mais aussi aux milliards de virus et bactéries à l’origine de la vie, tapis dans l’invisible et qui, dans les corps de tous les humains, sont responsables de la santé, des maladies, vecteurs d’interdépendances, à travers eux et avec reste de l’univers, infimes agents aveugles de la connexion (fut-ce à l’insu des humains) aux « autres formes de vie qui sont [elles-mêmes] toutes connectées en fin de compte à la géobiologie de la planète et dépendent de ces connexions pour leur propre bien-être. » (p.236). Quelque chose d’imperceptible bougeait là dans la nuit qui crible son âme et fait se rejoindre en son diaphragme temporalité géobiologique et temporalité humaine, tracé singulier et marée de l’univers. Il se trouve en une confluence, une convergence d’ondes rassérénantes, d’où peut naître de l’inespéré. Ce qui se dresse devant lui et peut passer pour un intemporel dripping noir et blanc, n’est en pas immobile, ni abouti, mais en mouvement, tissu matriciel. Les lumières minérales approche, grandissent, prennent d’étranges formes, animales, florales, cristallines, spectrales, se déforment, fusionnent, se séparent, migrent, centripètes ou centrifuges. Elles approchent sans fin et donnent l’impression de l’envahir, le submerger, le mêler à elles, le fondre dans leurs migrations, pour l’emporter ailleurs, à leur traine. La poussière d’étoiles devient végétale, florale. La trame abyssale pâlit imperceptiblement, une aube timide, la matière noire devient laiteuse, phosphorescente et les points lumineux se muent en fleurs et herbes folles, en étendue champêtre infinie, à foison, en pagaille, en avalanche, du plus proche au plus lointain, du vide qui ne serait rempli que de cela. Avant l’humain ou après l’humain. Les corolles stellaires, explosées, déchirées, disséminées, se réincarnent en corolles de coquelicots, de bleuets, boutons d’or, liserons et pissenlits Les pétales, les feuilles, les tiges se poudrent de pollens, de spores, de semences, prennent ainsi leur envol avant de se fossiliser en pleine surexposition, irradiées de lumières, s’évanouissent, se pâment en cendre, raz-de-marée poussières-lucioles dans la nuit, constituant une insondable moire mémorielle piquée de brillants, fuyante, migrante. Un imaginaire se manifeste, là, qui happe sa sensibilité et l’emporte dans la mécanique des sphères. Exaltant. Cette pluie de fragments de comètes, inextinguible, inexorable, procède à une mise en pièce jubilatoire de toute allégeance à une entité univoque, à la figure d’un UN transcendant, opérateur d’une unité magique du Tout. [Aussitôt, il veut rester le plus longtemps possible dans cette projection, assis, debout, couché, appuyé au mur… Combien de temps avant que le service d’ordre ne s’inquiète de ce visiteur squatteur ?]
Quand l’art nous rappelle notre corporéité de poussières stellaires et la puissance des émotions, jamais abouties, toujours en formation
Lui revint, le soulève plutôt « la perspective non anthropocentrique issue de la science » évoquée par Chakrabarty, qui « voit en l’homme « une chose glorieuse composée de poussières d’étoiles ». Loin d’être une figure de rhétorique ou le fruit d’une imagination romantique, cette dernière déclaration énonçait un fait scientifique sur lequel mon collègue de Chicago Neil Shubin a écrit des pages lumineuses : « Chaque galaxie, étoile ou personne est le propriétaire temporaire de particules qui ont traversé les naissances et les décès d’entités dans de vastes étendues de temps et d’espace. » » (p.237) Il se trouvait en un point privilégié pour être criblé de particules astrales régénérantes.
Ce panorama, où vient et s’éloignent en boucle toutes les marées natives et tous les reflux funestes, où voyagent les particules de toutes les naissances et tous les décès, le subjugue. Ce cosmos migratoire oeuvre comme un poumon artificiel, puissantes diastoles et systoles, respiration englobante, transportante, au sein de laquelle rien ne se trouve figé, assigné à une forme précise, tout fluctue en lui, en fonction de ce qui bouge autour de lui, une étrange puissante, brute, à disposition, à affiner, à tamiser.
« Or ce qui caractérisait les sensations, les émotions ou les imaginations – ce qui leur conférait aux yeux de Nietzsche ce statut si fondamental par rapport à une raison considérée, pour ainsi dire, comme une élaboration secondaire – était justement leur nature de puissance ou de force : formes toujours en formation, et non pas fixation ou formes en arrêt sur leur propre pouvoir. C’est-à-dire des mouvements et non des stases. Des processus d’actio in distans : de subtiles migrations, donc, des passages à travers les frontières et non des places établies dans un territoire inamoviblement gouverné. » (Didi-Huberman, 126) L’installation d’Angela Detanico et Rafael Lain crée, jusqu’au fond de sa moelle, la sensation d’un effacement de toutes les frontières et une mise en mouvement de toute sa bibliothèque de sensations, émotions et imaginations dont il est fait ou avec lesquelles il est en train de se faire.
Quand l’épars dissipe le don de lecture, escamote les constellations de l’orientation, nausée, mise en veilleuse de la capacité de reformuler les choses
Néanmoins, ce plan fixe vertigineux de métamorphoses continues, dont les particules immobiles migrent les unes dans les autres mécaniquement, sorte de gigantesque injonction contradictoire métaphysique (fusion de fixité immuable et de métamorphose cyclique), à la longue le met mal à l’aise, lui devient insupportable, comme de contempler à l’état brut, bruissant de vocalises quantiques, le néant d’où il vient et auquel il retourne, dont il se rapproche, incapable de résister au tapis roulant l’emmenant vers l’effacement. La frontière entre infiniment petit et gigantesque se brouille. Une confusion s’insinue : qu’est-ce qui relève du microscopique et du macroscopique ? En outre, parmi ces signaux, quels sont ceux émanant d’entités encore en vie, sachant que nous voyons briller des étoiles parfois longtemps après leur disparition, quels sont ceux appartenant déjà à l’outre-tombe ? Perte sévère de tout repère. Mais surtout, à la longue, l’essaim gigantesque de taches lumineuses, dans sa transhumance sans début ni fin, n’offre aucune prise à quelque lecture que ce soit, son imagination ne parvient à y projeter nulle configuration parlante, médiatrice, messagère. Impossible d’identifier, comme lors d’observation du ciel nocturne, des dessins, des constellations. Impossible de relier entre eux tels ou tels points, fixer des figures, s’orienter dans le magma déferlant. Pas le temps, tout change trop vite, obliquement. Il échoue à « donner forme à la dissémination de manière à composer des figures — ces figures que nous appelons constellations » (p.230), qui aident à s’orienter, à inclure le ciel dans une narration terrestre. Or, lire lui étant viscéral – serait-ce hors de tout livre et langage, dans tout ce qui peut faire signe -, il lui semble peu à peu privé de son élément vital. Après le bien-être d’une convergence de toutes les temporalités, monte peu à peu, le vertige, le chaos. Il est menacé de submersion par ce « disparate impossible à maîtriser », le flux des deux écrans géants venu « concasser le monde, produire de l’épars, du disparate, du disséminé » afin d’ouvrir la fenêtre d’une réorganisation possible du « champ du donné », une possibilité, à partir de cet épars, de « penser autrement son organisation, ses règles, son histoire, sa morphologie tout autant que ses points faibles. » (p.228) Il peine à saisir la chance de cette « fenêtre ouverte ». Pas assez préparé. Ou ça vient trop tard. Désorienté, nauséeux, sa pensée, son imagination « en danger de se disperser devant la myriade des petits morceaux de monde et d’historie », il s’extirpe, franchit la membrane en sens inverse, se retrouve vite dehors, tracassé par un manque accru et cruel de lumière (ce déluge de scintillements stellaires ne dispensaient pas de luminosité charnelle, bénéfique, nourrissante) qu’accentue une asphyxie momentanée de ses facultés d’imagination qui ne discernent plus comment « établir des liens, tracer des lignes entre les points de lumière, multiplier les obliques et les angulations » au sein de sa matière vécue (son lot de passé-présent-futur). Bon, il sait que cette attaque de l’épars, crise aigüe d’inquiétude, allait se résorber lentement, se muant peut-être en « occasion de reformuler certains énoncés, de recommencer à neuf certaines opérations théoriques fossilisées dans le conformisme », (p32). Ce possible de la reformulation lui étant vital même si, souvent, il n’en fait pas grand-chose.
Crise climatique, trop sombre, trop de pluie, quête de lumière, à vélo dans les chemins de boue, rares illuminations
L’horizon était littéralement et métaphoriquement bouché, d’une part par la météo dépressive, sa nébuleuse totalitaire et, d’autre part, par la parade triomphante des néo-fascismes. Dans les ruelles, le sommet des immeubles disparait dans le crachin. Il n’en sort pas. Il aimerait acheter tout ce que proposent les vendeurs ambulants, street food avec vitamine D (dans des shots de mezcal ou en kebab…), des gadgets de luminothérapie. Le gris est un continuum, prolongement des heures et des heures pédalées dans les campagnes boueuses du Nord où, quand une déchirure laissait entrevoir un soleil pâle, il s’arrêtait pour regarder, implorer, photographier. Quelques fois un miracle avait lieu, un faisceau franc traversait l’ouate épaisse, la poix des nuages, et allait sublimer au loin un clocher d’église, une monstrueuse grange industrielle, le pignon d’une ferme. L’éclaircie s’écartelait parfois, dégoulinait au loin sur quelques pâtures dont le vert, alors, éblouissait, presque fluo, ressuscité d’entre les morts, triomphal. Il poursuivait ce genre de pépite, imprévisible, des heures et des heures dans le brouillard givrant, les routes boueuses, les champs de tournesols séchés, abandonnés, pillés par les oiseaux. Au moins, ça lui occupe l’esprit, revivre mentalement ces errances et leurs quelques illuminations, et c’est avec ce mental-là, qu’il se retrouve dans les grandes salles du Palais de Tokyo, saluant à travers une baie vitrée en hauteur, le totem de la tour Eiffel comme irrémédiablement emporté dans un linceul atmosphérique.
Monika Emmanuelle Kazi. Logis approximatif et présences fantômes. Fenêtres mémorielles. Un « chez lui » ici et ailleurs.
Si bien qu’il ne prend garde au fait qu’il piétine des flaques claires venues de nulle part, fluides, liturgiques. Il recule comme s’il s’agissait de quelque chose de vivant. A première vue, une aire de vie désertée, de l’habiter éparpillé. De l’épars biographique, puzzle généalogique. Comme de tomber sur les restes d’un bivouac encore chaud stimulant l’imagination (quel autre était ici, que faisait-il, puis-je le retrouver ?). Ou de pénétrer par effraction dans une maison abandonnée, ce qu’il faisait beaucoup adolescent, flairant, frôlant parfois jusqu’à la chair de poule, des habitants venant à peine de s’éclipser. Il pense aux reflets qu’il aimait tant, jadis, dans le couloir de nuit, le soleil illuminant au matin, par ricochet, le vernis d’une porte entrebâillée d’une chambre, balayant le verre d’une constellation de cartes en relief de différentes régions comme autant d’empreintes des temps de vacances, mêlant intimement aux murs intérieurs l’ombre de la végétation extérieure, à l’humaine rêverie l’immatériel du non-humain en une même tapisserie (mouvante, à peine). L’œuvre, ou constellation d’œuvres d’une même artiste, est délimitée par une série de fenêtres, recouvertes d’une taie translucide, de gravures, de dessins, de signes, ombres suggestives de souvenirs personnels, silhouettes effacées, revenantes ou passant au loin, fragments d’un album de famille dont les motifs étaient projetés au sol, sur les murs, par le passage de la lumière. La lueur d’un jour traverse ça comme les vitraux d’une mémoire singulière. Des jets de soleil, renvoyés du néant par des miroirs lointains, cachés en des points inaccessibles de l’espace, qui tombent en taches géométriques au sol, mosaïque cassée, ébréchée, d’un foyer, d’un « chez-soi », bricolé, improvisé. Une lumière hantée, sacrée. Dans les angles, quelques matériaux de construction à l’abandon, du sable, des blocs en béton dont la structure interne, en croix, évoque les pièces d’un rituel : les murs tiendront non pas à cause simplement de la rigidité du béton, mais grâce à ces entrailles cruciformes. Ce logis approximatif, à l’ancrage fantôme, aux murs virtuels symboliques, aux fenêtres « inversées » (n’ouvrant plus sur le dehors mais sur le dedans d’une filiation questionnée), habitat provisoire, abris précaire qui se mue au fil des années en imaginaire à part entière, autonome, lui rappela la sorte de taudis, dans un petit coron, où il se réfugia plusieurs années, acheté avec un héritage, et où, pour la première fois, et dans l’inconfort, il se sentit chez lui, tranquille, propriétaire non pas de murs mais d’un espace-temps. Rentrant dans cette œuvre, qu’il a failli ne pas voir, il réintègre la peau d’un « chez lui » perdu depuis longtemps, tout en restant bien incapable de dire où se trouve cette attache topographie, précisément).
Nelly Ezzedine et le cocotier prophète des premières lumières, broderies, tissages narratifs, esquisses de ciel et talisman
Visitation d’un chez-lui lointain, de sa lumière tournante décochée comme celle d’un phare, signes morses d’une planète engloutie. Ce qui prend corps, déferle littéralement, radieux et orageux, dans la surprise inespérée d’une broderie de Nelly Ezzedine, à La Louvière (Prix du Hainaut), un jour de tempête et de rideau de pluie. Silhouettes végétales exotiques omniprésentes dans les albums photos de famille, ombrages d’un paradis perdu. L’œuvre, tout en éclats laineux de lumière originelle, convoque en lui les lueurs lointaines d’une nativité africaine tourbillonnante (devenue tragique, a posteriori, du fait de la mort précoce de sa mère, mais gonflée des premières saveurs, des premiers goûts, des premières douceurs, des premières saveurs – lait maternel dont le liquide opalescent, sucré et lacté des noix de coco pourrait être une métaphore). Le bonheur de ces premiers instants affleure dans les fibres de cette image à la manière des lumières embaumées des débuts de l’univers que captent les méga-télescopes, projeté dans la tourmente du présent, déphasé, décalé (de ces décalages qui virent en dépression, sombrent dans la fureur des éléments). Des cocotiers habités, essorés par le vent, brassent l’air, tournent sur eux-mêmes comme des derviches (quoiqu’il hésite : sont-ils en pleine action ou bien viennent-ils de s’immobiliser, encore tout frémissants de leur agitation ?). A l’avant-plan, feuillages exubérant, palmes majestueuses qui ratissent l’azur, captent la clarté chaude du jour, en aspergent le vide. A l’arrière-plan, d’autres cocotiers solidaires, secoués. Ils semblent pomper la lumière, à la source, à la force de leur tronc (plus exactement « stipes », faux-troncs, puisque le cocotier n’est pas un arbre), bien plantés sur leurs bulbes rayonnant de fines racines profondes. Elle coule dans leur sève, irradie par leurs cicatrices et inflorescences, comme braise couvant, prête à enflammer la plante (buisson ardent, frémissant d’une parole mystique). Ils dansent sur un ciel bleu, dégagé, non plus inconsistant mais laineux, transformé en tapis moelleux où s’enfoncer dans les songes, flots calmes d’un océan qui invite à le traverser, vaguelettes douces en contraste avec l’envol giratoire, anarchique des palmes. Ce fond bleu marin et céleste, à la fois air et eau, strié, évoque l’étendue, l’ancestralité et l’aventure des migrations depuis l’Asie jusqu’aux Amériques et l’Afrique, longtemps avant notre ère. Le coup d’œil, happé vers le haut, ne sachant où se fixer, donne l’impression de vouloir accompagner ces cocotiers qui se dissémine à travers temps et espace dans le rôle de prophètes en transe d’un monde chamboulé, inversé, haut en bas, bas en haut, centre de gravité déplacé. Les cocotiers nous alertent. On épouse un rêve qui s’accroche aux crinières végétales, éoliennes (Nelly Ezzedine a réalisé d’autres études de cocotiers en piliers de quiétude). Photographie, dessin ou peinture, l’image serait déjà séduisante. Brodée, c’est tout autre chose. La matière engage, point à point. Un lopin d’imaginaire gagné sur le vide, le néant, le pessimisme, maile après maille. Au centre de la trame régulière, une éruption, comme une mycose multicolore sur une peau hospitalière. Ca vit. La rencontre avec la diversité de l’art textile a toujours signifié pour lui de renouer avec des formes narratives alternatives, longtemps muselées, délaissées, méprisées (Cfr. « La couture subversive. La broderie et la fabrication du féminin ». Rozsika Parker, 1984) D’où découle une magie spécifique des images accomplies avec du fil de couleurs, une aiguille, une trame, des doigts, art de l’accouchement visuel, offrant la tactilité d’une temporalité charnelle de l’apparition progressive du motif, de la révélation de ce qu’il y à voir. Ca ressemble vraiment à l’image intérieure. Ca reconnecte à toute l’histoire parallèle du vivant interrompue avec la persécution des sorcières. (L’artiste réalise aussi des tissages sans trame, juste posés dans le vide, des « esquisses de ciel », fascinants lambeaux réunis, interdépendants, de ténèbres, d’aubes et d’aurores, de mélancolies et d’espérances, d’opacités brumeuses et limpidités cristallines, rideau de fin du monde ou lever de rideau sur nouveau monde.) Donc, ce qu’il sentit palpiter là, sous le cocotier brodé, mélange de beau fixe et de tourments, un bref instant, comme quand on a l’impression que le sol tremble légèrement, c’est la possibilité de s’abreuver à nouveau aux premières lumières maternelles et africaines (coloniales) de sa naissance. A tel point qu’il se laisse aller à cette transaction toujours un peu bizarre : acquérir une œuvre, devenir propriétaire d’une image conçue par un-e autre. Et ça tient dans la main, chaud au creux de la paume, un talisman.
Déchirure des grisailles (à vélo), pluie cristalline, baptismale
La quête de lumière ne s’en trouve pas pour autant terminée. Il cherche toujours. Pas celle de cette porte peinte vers l’au-delà, de Nicolas Delprat. Même si. C’est peut-être par là quand même ? Non, mais, l’obsession de revivre les premières lueurs, il s’y accroche de façon déraisonnable, au premier lever de paupières, histoire de se rassurer, de vérifier qu’il reste en contact et filiation avec son début. Recherche éblouissement. Qu’a-t-il fait d’autre durant toutes ces années ? Dans l’amour d’abord. Et sa bibliothèque dit-elle autre chose que le désir de vivre des instants où ses connexions neuronales ressemblent à une guirlande clignotante sans début sans fin. Comme, par exemple, ce jour de janvier, froid mais enfin ensoleillé, où, pédalant dans la nature jusqu’à épuisement, traversant des forêts encore givrées, roulant sous des branchages changées en dentelles de glaces gorgées de soleil, aveuglantes, commençent à fondre, répandent une musique de gouttes épaisses s’écrasant sur l’asphalte et l’humus des sous-bois, faisant pleuvoir sur son casque une cascade inépuisable de bris de lumière cristalline, en direct, cristaux crissant sous les roues, comme s’il traversait la paroi qui occulte le jour depuis tant de mois, produisant une mise en pièce de tout ce qui enferme, retrouvant enfin la vue, le plaisir de voir et de réinventer, dopé par injonction d’endorphines.
Pierre Hemptinne
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