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« Les Pérégrins » d’Olga Tokarczuk

Par Etcetera
Pérégrins d’Olga Tokarczuk

J’avais eu le plaisir de découvrir l’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk il y a quelques années grâce aux « Enfants verts« , un court roman ou longue nouvelle un peu fantastique et écologique.
Ce Mois thématique consacré au voyage m’a permis de découvrir un autre de ses romans, nettement plus épais et sans doute aussi plus ambitieux : « Les Pérégrins« .

Pour retrouver ma chronique sur « Les Enfants verts« , c’est ici !

Note pratique sur le livre

Éditeur : Le livre de poche
Date de publication initiale : 2007; (en français) 2010
Traduit du polonais par Gražyna Erhard
Nombre de pages : 539

Notice biobibliographique de l’écrivaine

Olga Tokarczuk, née le 29 janvier 1962 à Sulechów en Pologne, est une femme de lettres polonaise. Sa famille est d’origine ukrainienne. Elle fait des études de psychologie et travaille ensuite comme psychothérapeute. A partir de 1997 elle se consacre entièrement à l’écriture. Ses livres les plus célèbres sont : Dieu, le temps, les hommes et les anges (1997), Les Pérégrins (2007), Sur les ossements des morts (2009), Les livres de Jakob (2014).
Elle obtient le prix Nobel de littérature 2018, décerné en 2019.
(Source : Wikipédia)

Quatrième de Couverture

En une multitude de textes courts, Les Pérégrins compose un panorama foisonnant du nomadisme moderne. Routards, mères de famille en rupture de ban, conducteur de ferry qui met enfin le cap sur le grand large… tous et toutes sont aux prises avec leur liberté, mais aussi avec la fuite du temps.
Olga Tokarczuk a rassemblé des histoires, des cartes, des images et des situations qui nous questionnent ou nous éclairent sur un monde à la fois connu et absolument mystérieux, mouvant réseau de flux et de correspondances, réel chaotique pourtant non dénué de fils conducteurs. Et elle nous rappelle ce qui motive avant tout nos pérégrinations : aller à la rencontre d’autres pérégrins.

Mon Avis

Il y a des romans qui sont comme des vastes mondes, avec leurs réseaux de correspondances, leurs étapes clés, leurs ramifications de significations, et « Les Pérégrins » font manifestement partie de cette catégorie. On sent chez Olga Tokarczuk le souhait d’embrasser de larges pans de la connaissance humaine, de relier entre eux des domaines extrêmement variés (psychologie, anatomie, médecine, histoire, géographie, philosophie, etc.) et son savoir a l’air assez encyclopédique.
Si le thème principal est le voyage et les voyageurs, un autre thème occupe une place presque aussi importante : le corps humain et, plus particulièrement, sa possible conservation post-mortem par des procédés divers et variés depuis la grande vogue des anatomistes et leurs séances de dissections publiques ou privées, aux 17è et 18è siècles, jusqu’à nos jours avec la plastination. L’écrivaine établit des liens entre ces deux thèmes qui pourraient nous sembler à première vue sans grands rapports. Mais, d’une part, scientifiques et anatomistes voyagent souvent pour des congrès et des conférences nécessaires aux progrès de leur science ; d’autre part le corps humain est sans cesse traversé par des flux, des influx, circulation sanguine et mouvements cellulaires et on pourrait voir en lui une image en réduction de notre planète, identiquement animé, sillonné par des réseaux complexes de communications, d’itinéraires, d’échanges vitaux.
Comme ce roman est d’une grande richesse, que des sens cryptés y sont probablement reliés les uns aux autres de manière non fortuite, je me contenterai de noter en vrac quelques mots qui parsèment ces différentes histoires et qui ont retenu mon attention, car je les ai ressentis un peu comme des jalons dans un jeu de pistes : disparition, île, talon d’Achille, membre fantôme, euthanasie, réseau, mystères d’Eleusis, kairos, mort. J’ai eu l’impression que, de chapitre en chapitre, l’écrivaine tissait autour de son lecteur une toile au maillage assez serré, une toile où elle nous dépeint la vie, la mort, le monde.
Un livre intelligent, savant, souvent instructif (sans tomber dans trop de didactisme non plus !), aux thèmes très riches. Un roman qui nous offre une multitude de voyages simultanés : d’histoires en histoires, de réflexions en réflexions, de pays en pays et d’époques en époques.

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Un extrait page 74

Partout et nulle part


Quand je suis en voyage, je disparais des cartes. Personne ne sait où je suis. Suis-je à mon point de départ ou déjà sur le lieu de ma destination ? Est-ce qu’il existe un «entre-deux» ? Suis-je comme ces heures du jour escamotées lorsque l’avion va vers l’est ? Ou comme la nuit qui fuit quand l’avion vole vers l’ouest ? Est-ce que j’obéis à la même loi que celle dont aime se prévaloir la physique quantique – à savoir qu’une particule peut exister dans deux endroits en même temps ? Ou, peut-être, à une autre loi, encore ignorée, donc non étayée par des preuves – faisant qu’on peut doublement ne pas exister en un seul et même lieu ?
Je pense qu’il y a beaucoup de personnes comme moi. Des personnes disparues, absentes, qui apparaissent subitement dans les terminaux des aéroports, dans les zones d’arrivées, et qui ne commencent à exister qu’une fois leurs passeports dûment tamponnés par les employés de la police des frontières ou bien quand un aimable réceptionniste d’un hôtel leur aura remis la clé de la chambre. Sans doute ces gens-là se sont-ils déjà rendu compte que leur être était instable et fortement soumis aux lieux, aux heures de la journée, à la ville, à son climat et à la langue du pays. La mobilité, la variabilité, le caractère illusoire de ce qu’il entreprend, voilà ce qui caractérise l’homme civilisé.

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Un extrait page 235


– Dans la pratique, la psychologie du voyage s’attache à explorer la signification métaphorique des lieux. Regardez, s’il vous plaît, ces tableaux lumineux qui indiquent les destinations des vols. Vous êtes-vous déjà demandé ce que signifie «Islande» ou «États-Unis» ? Quel écho ces mots trouvent-ils en vous, quand vous les prononcez ? Poser ce genre de questions est particulièrement utile en psychanalyse topographique, lorsqu’on veut approfondir la signification des lieux pour déchiffrer ce qu’on appelle un «itinéraire», autrement dit, le chemin individuel d’un voyageur, le sens profond de son voyage.
La psychanalyse topographique appliquée aux voyages, contrairement aux apparences, ne pose pas la même question que les préposés d’un bureau d’émigration : quel est le motif de votre voyage ? Non, notre questionnement porte sur le sens, sur la signification profonde du voyage, en vertu du principe : je deviens ce à quoi j’assiste. Bref, je suis ce que je regarde.
C’est ainsi qu’il faut comprendre les pèlerinages d’autrefois. Les difficultés et les efforts pour gagner un lieu saint lavaient les pèlerins de leurs péchés, leur conféraient une parcelle de sainteté. Se passe-t-il quelque chose de comparable lorsque nous voyageons vers des lieux profanes, voire des lieux de perdition ? Et vers des lieux désertiques, désolés, austères ? Ou, au contraire, joyeux, propices à la création ?
(…)


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