
Mon ami, le poète et écrivain Denis Hamel, m’a offert ce livre. Le nom de René Daumal ne m’était pas inconnu et je le rattachais à la période du Grand Jeu, avec une idée assez floue de ce mouvement poétique et littéraire, contemporain du Surréalisme. Je n’aurais pas forcément eu l’idée de lire ce livre si Denis n’en avait eu l’idée, aussi je le remercie grandement de ce cadeau !
J’ai inscrit cette lecture dans mon Mois Thématique sur le Voyage car il est question ici d’une expédition dans l’hémisphère Sud – expédition très fantaisiste et, en réalité, symbolique, accomplie par un petit groupe de savants, d’artistes et autres linguistes distingués.
Note pratique sur le livre
Editeur : Gallimard, collection L’Imaginaire
Date de publication initiale : 1952 (Posthume)
Genre : Roman, récit de voyage, inclassable
Nombre de pages : 176
Biographie succincte de l’écrivain
Né à Boulzicourt dans les Ardennes le 16 mars 1908, René Daumal fait ses études secondaires à Reims où il fait partie avec Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vailland d’une sorte de communauté «initiatique» qu’ils appellent les «Simplistes». Il fonde la revue Le Grand Jeu avec Gilbert-Lecomte en 1928. Atteint de tuberculose, il meurt à Paris le 21 mai 1944.
(Source : site internet de Gallimard)
Présentation de l’éditeur
« Toutes les mythologies parlent, soit d’un centre original du monde, soit d’un arbre sorti de terre et qui gagne le ciel, soit d’un mont sacré, en tout cas d’une possibilité de communication avec l’au-delà. Or, il faut que cette possibilité existe, que l’arbre ou la montagne soit là pour de vrai, au même titre que l’Everest ou le mont Blanc. C’est ce que pense l’auteur du récit et il réunit une expédition pour découvrir le mont Analogue.
La description des membres de l’expédition permet à René Daumal d’exprimer sa fantaisie. La base du mont est finalement découverte : c’est la courbure de l’espace qui empêchait de la voir. Le récit est inachevé, mais il est assuré que l’expédition, qui a disparu à nos regards de lecteurs, poursuit son ascension. Naturellement, les personnages et les circonstances du Mont Analogue sont symboliques : telle est la littérature quand elle se veut utile à l’homme.
Dans la circonstance, elle éveille doublement, car toutes les phrases portent. Cela tient à l’intelligence très personnelle de René Daumal et à ce qu’on pourrait appeler son lyrisme de l’ironie ».
Roger Nimier
(Source : Site Internet de Gallimard)
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Mon Avis
J’aime particulièrement cette collection : L’Imaginaire de Gallimard, qui semble spécialisée dans les livres inclassables, oniriques, les étrangetés pleines de poésie, les curiosités littéraires qui ne trouvent pas leur place ailleurs. Figurent dans cette collection des auteurs comme André Hardellet, Bruno Schulz ou Unica Zürn – tous remarquables et merveilleux…
C’est donc aussi dans cette collection qu’est paru ce « Mont Analogue » de René Daumal, un livre tout aussi inclassable que « Les Boutiques de cannelle » ou « L’homme jasmin », à cheval entre plusieurs genres, qui slalome entre le poétique, le conte, l’esprit philosophique, le roman d’aventure, la fantaisie ironique.
Ce livre est d’une grande densité d’idées et de significations : à chaque paragraphe ou presque, une nouvelle idée apparait, qui parait essentielle pour la compréhension du livre tout entier. Tout au long de ses pages, nous sentons la présence de symboles, de signes à interpréter. Pour autant, ce n’est pas du tout un roman abscons ou difficile à suivre. Le fait qu’il se présente comme un récit de voyage, un roman d’explorateur, agrémenté de notes humoristiques et de fantaisies pseudo-scientifiques, nous le rend au contraire très accessible, divertissant et agréable à lire.
Dès le premier chapitre, René Daumal nous expose clairement la symbolique de la montagne dans toutes les religions et les mythologies depuis les origines, et nous comprenons évidemment que ce Mont Analogue « plus haut que l’Himalaya et au sommet inaccessible » est avant tout symbolique et qu’il va donner lieu à une quête spirituelle, à une aventure de la conscience.
Je pense que chacun peut avoir ses propres interprétations sur ce livre et tenter de décrypter tel ou tel paragraphe à la lumière de tel ou tel autre paragraphe. Quant à moi, j’ai cru comprendre que cette quête du Mont Analogue était un voyage vers l’Au-delà, un appel vers un monde plus pur. En effet, René Daumal était gravement malade quand il a écrit ce roman, il se savait probablement condamné et il est décédé avant d’avoir pu le terminer. C’est donc un livre inachevé que nous avons ici, mais de nombreuses notes de l’écrivain nous sont données en annexes, qui permettent de nous faire une idée.
D’ailleurs, nous savions dès le premier chapitre que le sommet de ce Mont Analogue était inaccessible, par son essence même, et, de ce fait, cela semble dans la logique des choses que le livre ne puisse pas avoir de fin, qu’il nous abandonne en cours de route, en nous laissant peut-être méditer sur la suite d’un tel cheminement.
Un très beau livre, extrêmement original ! Sa grande densité permet certainement de le relire en découvrant à chaque fois de nouveaux détails significatifs et de nouvelles beautés.
Un Extrait page 38
– Et puis vous avez grandi, vous avez étudié, et vous avez commencé à philosopher, n’est-ce pas ? Nous en sommes tous là. Il semble que vers l’âge de l’adolescence, la vie intérieure du jeune être humain se trouve soudain aveulie, châtrée de son courage naturel. Sa pensée n’ose plus affronter la réalité ou le mystère en face, directement ; elle se met à les regarder à travers les opinions des « grands », à travers les livres et les cours des professeurs. Il y a pourtant là une voix qui n’est pas tout à fait tuée, qui crie parfois, – chaque fois qu’elle le peut, chaque fois qu’un cahot de l’existence desserre le bâillon, – qui crie son interrogation, mais nous l’étouffons aussitôt. Ainsi, nous nous comprenons déjà un peu. Je puis vous dire, donc, que j’ai peur de la mort. Non pas de ce qu’on imagine de la mort, car cette peur est elle-même imaginaire. Non pas de ma mort dont la date sera consignée dans les registres de l’état civil. Mais de cette mort que je subis à chaque instant, de la mort de cette voix qui, du fond de mon enfance, à moi aussi, interroge : » que suis-je ? » et que tout, en nous et autour de nous, semble agencé pour étouffer encore et toujours. Quand cette voix ne parle pas – et elle ne parle pas souvent ! – je suis une carcasse vide, un cadavre agité. J’ai peur qu’un jour elle ne se taise à jamais ; ou qu’elle ne se réveille trop tard (…)
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Un Extrait page 99
Histoire des hommes-creux
et de la Rose-amère
Les hommes-creux habitent dans la pierre, ils y circulent comme des cavernes voyageuses. Dans la glace ils se promènent comme des bulles en forme d’hommes. Mais dans l’air ils ne s’aventurent pas, car le vent les emporterait.
Ils ont des maisons dans la pierre, dont les murs sont faits de trous, et des tentes dans la glace, dont la toile est faite de bulles. Le jour ils restent dans la pierre, et la nuit errent dans la glace, où ils dansent à la pleine lune. Mais ne voient jamais le soleil, autrement ils éclateraient.
Ils ne mangent que du vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s’enivrent de mots vides, de toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons.
Certaines gens disent qu’ils furent toujours et seront toujours. D’autres disent qu’ils sont des morts. Et d’autres disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l’épée a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu’à la mort ils se rejoignent.
(…)
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