Jean Cau
" Mon père, je ne suis pas venu à vous dans l'intention de vous ouvrir mon cœur. Ce que je souhaitais, mon père ? Entrer dans une église fraîche tant le soleil est dur, dehors ; marcher dans le silence de ses voûtes tant les bruits de la rue me causent des désagréments. Je voulais m'asseoir sur une chaise de paille et contempler les dorures du maître-autel. À l'abri du soleil et des bruits, j'aurais regardé fondre les cierges dont la cire coule en stalactites le long des chandeliers d'argent; j'aurais respiré l'odeur d'encens et de moisi qui flotte en nappes fragile au fond des chapelles; je me serais arrêté devant ce Christ-aux-Liens, sculpté dans le bois et qui pleure des larmes de sang, petites verrues de bois amoureusement peintes en rouge par l'artiste; j'aurais très sincèrement admiré le chœur et ses stalles gothiques. Là-bas, un prêtre passe et esquisse une génuflexion devant l'autel. La tache de la robe rouge d'un enfant de chœur s'éteint brusquement, bue par l'ombre de la sacristie.
" Comment se fait-il que, même dans les pays très chauds, il n'y ait point de mouches dans les églises ? J'ai visité des pays tropicaux : les mouches y étaient un fléau. Au marché, lorsqu'une ménagère s'approchait de l'étal d'un boucher, celui-ci devait à l'aide d'une palme, chasser les mouches agglutinées sur les quartiers de viande qu'elles transformaient en bloc d'anthracite. L'agneau, le bœuf, le veau, comment les deviner sous leur cuirasse de mouches ? Le boucher faisait siffler sa palme; les mouches s'envolaient. Vite, il repérait le bœuf, et en coupait une tranche avant que le tapis d'insectes ne s'abattît à nouveau sur lui. Or, même dans ces pays, pas une mouche dans les églises ! Vous me direz qu'il n'y a rien à manger...
" Mon père, ce que je voulais, c'était sentir votre haleine aigre-douce de vieillard, deviner dans la pénombre le bon regard de vos yeux chassieux et entendre votre voix chevrotante. Rien de plus. Ensuite, je vous aurais bien volontiers raconté des péchés afin de vous étonner mais, à peine en manifesté-je l'intention et vous m'annoncez que je parle à Dieu lui-même. En ce cas, bonsoir ! Comme mes péchés ne sont qu'enfantillages et que farces de garnement, Dieu ne me prendrait pas au sérieux et ne serait nullement étonné. Amen."... "
Jean Cau, extrait de "La pitié de Dieu", Éditions Gallimard, 1961.