ETATS-UNIS -1936
Editions Gallimard, L'Imaginaire
J'ai enfin dévoré le titre réputé le plus hermétique de Faulkner. Quel délice ! Moi qui avait été "arrêtée" par Le Bruit et la fureur et avait stoppé
brutalement la découverte de ce grand auteur, j'ai persévéré plusieurs mois plus tard avec Sanctuaire, Lumière d'août et Tandis que j'agonise. Je suis finalement
devenue une fan incontestée. Pour moi, Faulkner est l'un des plus grands écrivains du siècle.
Si Absalon déstabilise autant, c'est d'une part pour le non respect de la chronologie (c'était déjà le cas dans Le bruit et la fureur) et aussi surtout pour l'emploi d'une phrase
ample, haletante, qui hypnotise littéralement le lecteur. Soit l'on décroche, soit l'on est littéralement envoûté.Répétition, ressassement, la phrase d'Absalon imite la respiration ; le lecteur
est obligé de faire des pauses devant l'absence de virgules et la succession de parenthèses et de tiret. Il en ressort une histoire fragmentée, révélée peu à peu (elle est racontée par 4
narrateurs différents qui ne savent pas les mêmes choses), ce qui ménage le suspense.
Et c'est précisément là que réside le génie d'Absalon : c'est une histoire certes mais c'est surtout l'histoire d'une histoire, un discours, une pure fiction. Et c'est là que réside la modernité
incontestable du roman. Il y a bien une histoire au départ mais les personnages sont constamment présentés comme des ombres, des fantômes évanescents qui échappent aux narrateurs. Comme le dit
l'excellente préface de François Pitavy, "les narrateurs ne cessent de dire leur incapacité à dire et à donner sens à l'histoire qu'ils sont en train de dire et qui n'existe que dans ces
discours impuissants_et dont cependant l'autorité est finalement sa propre et seule légitimitée".
L'histoire d'abord, digne d'une tragédie antique ou biblique ; c'est pourquoi le titre évoque le fils du roi David, mort assassiné après avoir tué son frère aîné qui avait offensé sa soeur.
Thomas Sutpen, petit blanc, a été traumatisé pendant son enfance par un esclave noir qui l'a rejeté d'une propriété ; depuis, il s'est juré qu'à force de travail, il parviendrait à fonder
sa propre propriété, à s'établir ; c'est alors qu'il surgit dans un village du sud des Etats-Unis, qu'il construit sa propriété, cherche femme pour être conforme "à l'ordre social établi", fonde
une famille. Mais le fils noir des années passées ressurgit...
Tragédie par excellence ! Meurtres en famille, lutte contre l'inceste, le destin qui se retourne contre l'idée même que l'on voulait défendre...Sutpens, pour lutter contre l'inceste, se retrouve
obligé de renier sa progéniture et de l'exclure de sa propriété tout comme il l'a vécu étant enfant.
Absalon est l'histoire d'une dynastie déchue, d'un sang vicié, du destin, du fatum qui s'abat sur une famille. On est proche de l'histoire antique des Atrides. Le tout sur
arrière-fond de guerre de sécession et de lutte contre la faute originelle, le sang noir qui vient annihiler le rêve de Sutpen...
Quant à la forme post-moderne, c'est ce qui fait tout l'intérêt du roman : quatre narrateurs donc, qui racontent l'histoire à six mois d'intervalle : Rosa Coldfield, la vieille fille recluse dans
sa vieille demeure, belle-soeur de Sutpen. Pour elle, c'est un ogre, un djinn, un démon. Elle livre la version gothique de l'histoire dans un célèbre monologue de 40 pages.
Mr Compson, l'ami de Sutpen qui l'a aidé dans la fondation de sa propriété. Lui offre une vision pragmatique, rationnelle de Sutpen. Il raconte l'histoire à son fils Quentin ....qui
la complétera six mois plus tard avec son ami d'université Shreve dans leur chambre d'étudiant, un soir d'hiver au coin du feu...
Les quatre narrations se complètent et les discours des étudiants à la fin viennent combler les blancs laissés par Rosa et Compson. Finalement, on peut dire que les étudiants inventent une
version vraisemblable des faits, sans annihiler la version des autres. Absalon est bien l'histoire de la production d'un discours sur les personnages d'une fiction.
Le lecteur sera marqué par ces personnages fantomatiques, mythiques, qui demeurent insaisissables malgré la production du discours. L'atmosphère rendue par le décors introduisant la narration est
significatif : vieille maison délabrée, chambre d'étudiant sépulcrale. Comme le dit François Pitany dans sa préface, "il faut bien que les personnages soient des fantômes et que le discours
participe du rêve pour que la narration puisse dire le triomphe du verbe, la transcendance de la création romanesque".
Il n'y a qu'un mot à dire : lisez ce chef d'oeuvre car aucun article ne pourrait transcrire sa beauté !