Vous aurez peut-être remarqué que j’apprécie de terminer l’année avec quelques textes de réflexion, philosophie, spiritualité, aphorismes, sagesse, et autres.
En cette période entre Noël et le premier de l’an, propice aux bilans et aux projets de bonnes résolutions, je vous propose la lecture de quelques textes de Jacques Ellul, extraits de « L’Espérance oubliée« . Cet essai date de 1972 mais il reste complètement actuel, dans ses questionnements, ses analyses et ses constats. Ce sont sans doute des extraits un peu longs mais vraiment profitables à capter et à méditer ! La plupart d’entre eux peuvent intéresser aussi bien des croyants que des non-croyants, je pense.
Extrait de la Quatrième de Couverture
L’effondrement des utopies et des totalitarismes, le bilan terrifiant des messianismes terrestres, le règne inhumain de la technique et du marché marquent-ils la fin de toute espérance ? Non, répond Jacques Ellul dans ce livre prophétique qu’il considérait comme le plus crucial de ses écrits. (…)
Note biographique sur l’auteur
Jacques Ellul, né le 6 janvier 1912 à Bordeaux et mort le 19 mai 1994 à Pessac, est un historien du droit, sociologue et théologien protestant libertaire français.
Professeur d’histoire du droit, surtout connu comme penseur de la technique et de l’aliénation au XXe siècle, il est l’auteur d’une soixantaine de livres (la plupart traduits à l’étranger, notamment aux États-Unis et en Corée du Sud) ainsi que de plusieurs centaines d’articles.
Auteur profondément original, atypique et inclassable, il a été qualifié d’« anarchiste chrétien » et se disait lui-même « très proche d’une des formes de l’anarchisme » ; il rejette tout recours à la violence.
(Source : Wikipédia)
**
Un extrait page 86
L’Imposture
Or, ce qui spécifie bien cette situation, c’est justement le refus par l’homme moderne d’une réelle ouverture. L’homme de notre temps refuse d’être consolé en vérité. Il se jette à corps perdu dans les paradis artificiels, la drogue, les idéologies, les passions et les engagements, mais il refuse la prise de conscience effective, préférant des prises de conscience fictives. Et nous avons ici une double impulsion de « l’être moderne », corollaire. Une face de cet « être moderne », une impulsion du « couple de forces », c’est la passion pour l’explication fausse et l’adoption rapide, immédiate, de la prise de conscience fictive. L’homme moderne est fier de sa lucidité, il sait qu’il appartient à l’univers de l’élucidation. Mais, en même temps, il ne peut tolérer la vue de sa condition effective. Il accepte dès lors les schémas qui semblent donner une clef sans le faire. Il adhère à un existentialisme diffus mais récuse l’existentiel, il admet d’évidence un matérialisme simpliste, la lutte des classes, les conflits de rapports de production, il bat sa coulpe devant le colonialisme, l’impérialisme, le racisme, la faim du monde, le sous-développement, mais précisément parce que tout cela ne l’engage en rien, que ce sont des fictions explicatives, et que rien de son univers effectif n’est engagé. Il accepte toutes les accusations, à condition qu’elles passent à côté de ce dont il est réellement coupable. Il veut bien appartenir à l’universalité du « nous sommes tous des assassins » mais non à la logique du système technicien. Pour éviter ce qui le mettrait en question réellement, il adopte justement l’explication qui le met en question fictivement : il est alors quitte, il a la mauvaise conscience qui prouve qu’il n’appartient pas au monde affreux du bourgeois, il accepte l’accusation portée réciproquement par tous les membres du même groupe, il se reconnaît coupable… en continuant à dissimuler soigneusement sa responsabilité effective, et en acquérant ainsi à bon marché la bonne conscience d’avoir mauvaise conscience (fictive).
*
Un extrait page 102
L’homme moderne est imperméable à l’annonce de l’Évangile. Cela tient à bien des causes sociologiques, je ne les reprendrai pas ici. Je soulignerai seulement un facteur : on dit que cet homme a acquis un esprit critique, et de ce fait ne peut plus accepter le simpliste message biblique, tel qu’il était proclamé, il y a deux mille, ou cent ans. Et voici bien un aspect de l’erreur de diagnostic car nous n’avons en rien progressé dans l’esprit critique, l’homme occidental est toujours aussi naïf, aussi jobard, aussi prêt à croire tous les contes. Jamais l’homme n’a autant marché dans toutes les propagandes. Jamais il n’a aussi peu critiqué rationnellement ce qui lui est fourni par les mass media… Mais s’il n’a aucune espèce d’esprit critique, il est par contre, nous l’avons rappelé plus haut, habité par le soupçon. D’un côté, il s’embarque dans tous les bateaux de la politique et de la modernité, de l’autre il soupçonne que tout est mensonge, tout est tromperie. Il se repaît des erreurs collectives et soupçonne en permanence la parole de celui qui s’adresse à lui individuellement. Il se trompe sur le point où doit porter le soupçon. (…)
*
Un extrait page 243
(sur l’opposition espoir/espérance)
L’espoir est la malédiction de l’homme. Car l’homme ne fait rien tant qu’il croit qu’il peut y avoir une issue qui lui sera donnée. Tant que, dans une situation terrible, il s’imagine qu’il y a une porte de sortie, il ne fait rien pour changer la situation. C’est pourquoi, depuis tant d’années, j’essaye de fermer les fausses issues du faux espoir de l’homme. Ce que l’on prend pour du pessimisme. Vivre avec cet espoir, c’est laisser les situations empirer jusqu’à ce qu’elles deviennent effectivement sans issues. L’espoir effroyable distillé par le marxisme que l’histoire a un cours qui débouche nécessairement sur la société socialiste (ou communiste).(…)
L’espérance au contraire n’a de lien, de sens, de raison que lorsque le pire est tenu pour certain.(…)
*
Un extrait page 303
(…) En face de cela, nous voyons l’impossibilité radicale de l’homme de vivre sérieusement le relatif. Il ne connaît que deux issues ; la ligne de crête de Camus est intenable. D’un côté, l’homme récuse tout, plonge dans le scepticisme radical, n’attache aucune valeur à rien, tantôt renonce à quoi que ce soit, tantôt fait n’importe quoi, tout étant équivalent et également dépourvu de sens. D’un autre côté, il porte un des aspects du relativisme à l’absolu. L’homme qui se passionne pour ce qu’il fait, qui veut y trouver sens et valeur, qui se lance dans l’action, ne peut pas éviter de porter cela à l’absolu. Il croit absolument. On ne peut pas croire relativement. C’est la cause, qui devient mesure de tout, et il vaut alors la peine d’y sacrifier toute chose comme l’on s’y voue soi-même. Et quelle que soit la grandeur que l’on absolutise, la paix, l’amour, la liberté, la justice, le résultat final est le même que lorsqu’il s’agit de l’État ou de la Révolution, de quelque but politique que ce soit : c’est un totalitarisme qui est à la clef. C’est un jugement dernier que l’on prononce sur l’autre qui n’est pas d’accord avec vous et représente alors le mal absolu. Il n’y a aucune échappatoire : l’homme ne peut durer dans cette attitude d’agir avec ferveur sans croire à l’absolu de ce qu’il fait, sans prétendre avoir radicalement raison, sans excommunier les autres. (…)
*
Un extrait page 362
Or, nous chrétiens et Églises sommes actuellement dans une situation très voisine de celle d’Israël dans les premiers siècles de l’Empire romain. On dit parfois que maintenant c’est la fin de l’ère constantinienne, et que l’on se retrouve au point du IIe siècle après J.-C. : exact quant à la rupture des liens entre Église et État, quant à la relation entre christianisme et société non chrétienne, mais par ailleurs inexact, car il y a la différence entre un mouvement jeune et plein d’avenir et une organisation vieille et pleine de passé. Au contraire, le rapprochement doit être fait avec Israël ; ancienne religion, acceptée parmi les autres, objet de tous les malentendus, connue en apparence sans l’être, suspecte pour des motifs politiques, étrange et comportant des rites et des symboles que l’on ne comprend plus, cherchant à faire des prosélytes sans y parvenir, dotée d’une forte organisation, se heurtant à une explosion de nouvelles croyances et religions. Et bientôt frappée d’une condamnation sociopolitique alors qu’elle est une puissance. Voilà vraiment où nous, Église, nous en sommes, comme Israël aux Ie et IIe siècles. Israël a exactement trouvé la parade à cette situation, qui lui a permis de traverser deux mille ans de persécutions. C’est l’incognito et la fermeté, dans l’espérance. Nous ne pouvons pas aujourd’hui espérer trouver une réponse meilleure. (…)
**