Qu’avais-je fait ?

Publié le 02 septembre 2008 par M.

Je suis rentrée directement. Presque en courant. J’ai fermé la porte à clé derrière moi et je me suis jetée sur le canapé. Assise les genoux pliés, relevés contre ma poitrine. Qu’avais-je fait ?


Je suis allée prendre une douche. Vingt minutes sous l’eau brûlante, les yeux fermés. J’ai frotté ma peau très fort. Elle était rouge sang lorsque j’eus fini.

Je me suis cachée dans une grande serviette, puis laissée glisser contre le mur de la salle de bain. Face au miroir. Trempée, les cheveux collés au visage, les yeux hagards, les lèvres entrouvertes sur un souffle court. Je me regardai bien en face, droit dans ma honte et mon désespoir. J’étais montrueuse. L’être le plus laid que la Terre eut porté, absolument indigne de la condition humaine. Je me détestais, et encore, me détester était m’accorder trop d’importance. Je me méprisais, me crachais dessus. Je n’avais jamais été grand chose mais désormais je n’étais plus rien. Ma culpabilité, ma peine et mon désespoir ne seraient jamais suffisants pour remplir le néant que j’étais. Pour faire de moi quelqu’un. Je me regardais bien en face en me jurant que c’était la dernière fois. Plus jamais, plus jamais je ne voulais voir mon reflet.

Qu’avais-je fait ?


J’enfilai un vieux jean et un pull et retournai prendre place dans le canapé.

J’allumai une cigarette et essayai de me perdre dans sa fumée. Comme elle, je voulais brûler, me consumer lentement mais sûrement. Mais n’était-ce pas précisément ce que j’étais en train de faire ? Travailler à mon anéantissement. Me perdre, résolument et définitivement.

Il est des actes odieux et désespérés qui soulagent leur auteur, le laissant certes un peu coupable, mais libéré d’un poids aussi terrible qu’invisible. Le mien n’était pas de ceux-là. Il n’avait pas la beauté du désespoir, seulement son pathétique. Même pas. Il était juste grotesque. Juste grotesque. Comme moi.

Qu’avais-je fait ?


Comme souvent, c’est dans la musique et l’alcool que je trouvai refuge. Je grattai ma guitare à m’en ouvrir les doigts, à la deuxième bouteille de Bordeaux je laissai la chaîne hi-fi prendre le relai. J’heurtais le talent des plus grands à ma médiocrité, leur beauté à ma laideur, la profondeur de leur âme à la vacuité de la mienne. Finalement, c’est un Stabat Mater signé Giovanni Felice Sances qui l’emporta, mes digues cédant sous son intensité je m’effondrai. La voix, divine, montait vers les ciels gris, ils étaient toujours gris, et moi je retournai à la terre, recroquevillée comme une larve, écrasée comme une larme, sur le plancher.

Enfin, un acte sensé.


J’avais chaud. J’ouvris la fenêtre et m’assis sur son bord. Une jambe dedans, une jambe dehors. Dans le vide. Sans même l’envie de m’y jeter. Dans la rue passaient des gens heureux que je n’enviais pas. D’autres malheureux en lesquels je ne me reconnaissais pas. Ils n’étaient que des gens, en bas, et moi j’étais seule en haut. Ou bien était-ce le contraire.

Une voix au bout de la rue cria menteuse ! C’était un homme devant la boutique de chaussures, il parlait dans son téléphone. Je l’avais presque pris pour moi. Car j’étais une menteuse.

Etait-il pire de mentir aux autres qu’à soi ? Quitte à trahir, qui choisir ? Pour être sûre de ne pas me tromper, je faisais les deux. Je trompais mon monde, et je me trompais avec mon monde. La trahison était globale, le mensonge entier.

J’étais celle que l’on voulait que je sois, en toutes circonstances, pourvu que l’on veuille que je sois. Pourvu que l’on veuille que je sois. Pourvu que l’on veuille de moi. Pourvu que l’on m’aime. Tous les costumes étaient à ma taille et je savais me maquiller. Jouer la perfection, je savais faire. Simuler le bonheur. L’équilibre. Et puis filer, dès que le monde s’endormait, me tapir dans l’ombre pour hurler ma douleur, mon mensonge. Avant de revenir, le sourire aux lèvres et les épaules larges.

A la faveur de certaines nuits, dans l’ombre des arbres et sous la course des nuages, il m’avait pourtant semblé frôler ma vraie nature. Plus animale qu’humaine, elle me faisait peur. Jamais je n’avais osé l’approcher, de crainte, peut-être, de ne pouvoir ensuite m’en défaire, et de devoir passer ma vie tapie au fond de ces bois, comme une bête sauvage.


Qu’avais-je fait ?

Rien de si grave. Rien qu’un bon milliard d’êtres humains n’eut fait avant moi. Rien que je n’eusse fait moi-même, quelques fois déjà. Et sans culpabilité dévorante. Bien sûr, je savais que c’était mal, je regrettais un peu, parfois, mais je me disais qu’il y avait pire. J’évitais surtout d’y penser. Alors pourquoi ne pouvais-je penser à autre chose ? Pourquoi me sentais-je si sale, si mauvaise cette fois ? Peut-être parce que c’était la fois. De trop. Déplacée. Inutile. Sans volonté mais presque par habitude. Comme cette cigarette que l’on reprend machinalement à la fin d’un dîner, dix ans après avoir arrêté. Et si je considérais comme un corps comme une cigarette…


Qu’avais-je fait ? Et que pouvais-je faire ensuite ?

Prier pour mon âme, faire carême, implorer le pardon ? Je n’avais que trop abusé de cette dernière option, pardon était devenu mon mot fétiche, c’était presque bonjour, pardon ; au-revoir, pardon ; je t’aime, pardon. Ça ne suffirait pas. Car si par miracle il me pardonnait, moi je ne le pourrais pas. Je me sentais définitivement indigne du bonheur qui semblait s’offrir à moi, je l’avais sali, il était trop tard.


La nuit tomba sans bruit. La rue se vida, la deuxième bouteille de vin aussi. Le paquet de cigarettes sur la table était vide. Je fermai les volets, pas la fenêtre, et m’allongeai sur le canapé. Une araignée tricotait sa toile au plafond. Je m’endormis.