Paul ouvre le livre à la page qu’il avait cornée.
Vilaine habitude prise durant ses années de lycée. Jamais de marque-page. Aucun feutre aux coulées fluorescentes en vogue chez ses condisciples avides de condensés. Le monde entier aimait la surbrillance. Lui préférait le grain de la page. L’odeur de l’encre sur le papier. Le léger relief laissé par le caractère imprimé.
Le parfum amande amère des vieux Folio.
Chapitre deux, page cinquante-neuf.
Le moment où le vieux monsieur un peu bizarre interpelle un gros chat roux allongé devant l’entrée d’un immeuble.
Le moment où ?
Où sont passés le vieux monsieur et le chat. Et quelle est cette histoire de croisière ?
Pas de problème avec le réalisme magique, mais pas au point de faire sauter la structure et de laisser tomber le récit au moment de faire enfin parler les personnages. Paul feuillette à la hâte les chapitres suivants. Bon d’accord, procédé connu, deux niveaux de narration, deux histoires parallèles qui finissent par se rejoindre à la fin. De ce rapide survol, il apparaît pourtant que le monsieur un peu bizarre semble avoir totalement disparu. Plus aucun chat, non plus.
On est peut-être en présence d’une rare erreur d’impression. Un éditeur distrait. Deux manuscrits entremêlés. Vérifier la pagination. La numérotation. Mais au bas de chaque page, les chiffes et les nombres se succèdent dans l’ordre habituel. Aucune inversion. Aucun trou. Juste une suite linéaire.
En lecture rapide, il reprend depuis le début. L’assassinat du père. La fugue du fils. L’errance, le métro, le train, l’arrivée dans une ville inconnue. La maison de maître transformée en bibliothèque. L’arrivée du vieux monsieur sans mémoire et sans nom.
L’apparition du chat.
Leurs regards qui se croisent.
_ Bonjour, je m’appelle Anselme et toi ?
Et,
Chapitre deux,
Page cinquante-neuf.
Un quatuor à cordes sur le pont d’un bateau.