J’ai retrouvé mes lunettes… Qu’est-ce que c’est bon, quel soulagement… Je ne sais pas d’où je sors cette espèce de phobie, mais toujours est-il que je perds mes moyens en perdant cet objet qui pourtant ne m’est pas d’une grande utilité fonctionnelle. Non, c’est le côté symbolique qui me perturbe, comme si en perdant cet objet de métal et de plastique que je ne mets que quelques heures par semaine, moi ou un proche mourrait un peu… Cela me renvoie à des souvenirs étranges, comme cette perte de binocles perdues par une amie par 400 mètres de fond dans le lac d’Annecy alors que nous venions de chavirer de notre canoé en jouant : la disparition de cet objet m’a coupé le souffle, comme un vertige énorme, et j’ai du lutter pour retrouver mes moyens, ma respiration et mon sens de la coordination pour ne pas me noyer… Cela me rappelle aussi les lunettes de mon père, retrouvées dans son sac peu après sa disparition, comme une ultime survivance de lui et de ce qu’il était, plus que n’importe quel objet… Plus récemment la perte d’une paire de lunettes toutes simples en ville par un proche…
Il y a en moi un je ne sais quoi d’esprit magique, je dirais même de sensibilité à la magie et à la sorcellerie, sorcellerie où la partie vaut le tout, comme l’atteste par exemple le sortilège de la poupée réalisée à partir d’effets personnels… Le comble pour un personnage cartésien comme moi à priori. Comme si les objets avaient un âme…
Alors que faire, renoncer à ces objets que l’on perd si aisément ? Trop facile… Rester concentré ? Par définition, c’est avec la fatigue et la déconcentration que ces petits évènements désagréables surviennent… Alors quoi…
Je ne peux même pas me dire “Arrête, il n’y a pas mort d’homme, c’est juste une paire de lunettes, tu te bouges, tu vas chez l’opticien, tu le braques jusqu’à ce qu’il renonce à t’obliger à passer chez l’ophtalmo, et hop”, mais non, justement, car il y a dans ceci comme un signe, comme un présage, alors non, je ne me résous pas, et je continue à chercher, toutes affaires cessantes, jusqu’à ce que je trouve…
Pour aller plus loin : “Les mots, la mort, les sorts”, Jeanne Favret-Saada, Gallimard 1977