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Emma Becker : La maison

Par Gangoueus @lareus
Emma Becker maison
La prostitution vue par Emma Becker...

Il y a quelques années, je suivais un épisode de La Grande Librairie, l’émission littéraire de France 5. Un de ses rares moments où la littérature a encore sa place dans les grands médias. Emma Becker faisait partie des écrivains présents sur le plateau de François Busnel pour défendre son roman La Maison…


Ce qui m’a marqué et retenu mon attention, c’est la posture de l’écrivaine qui expliquait comment elle a vécu durant deux ans dans une maison close, dans la peau d’une prostituée. Immersion totale, physique, psychologique, sociologique dans deux maisons consacrées à proposer des femmes dans un cadre sécurisé, protégé par l’État allemand, et par des proxénètes, fournir des prestations sexuelles moyennant finance à des hommes. Cette posture de l’écrivain prête son corps pour devenir le sujet de son roman à quelque chose de troublant qui me renvoie au cinéma, à des comédiens comme Robert de Niro, Charlize Theron, Christian Bale ou Dustin Hoffmann qui ont prêté leur corps pour une métamorphose physique et un rendu le plus proche de l’expérience de l’autre. Est-ce le voyeur en moi, prétextant la lecture de roman qui a voulu en savoir plus sur cet univers des maisons closes, probablement. Le client pourrait restituer une atmosphère de la maison close. Mais, ce que délivre Emma Becker, c’est à la fois la restitution des odeurs, des couleurs, de la mise en scène des chambres, de la sororité mais aussi des rivalités entre les différentes pensionnaires de ces lieux. 


La narratrice va devenir Justine. Un nom qui sonne français dans cette ville capitale d’Allemagne au carrefour de l’Europe de l’Est et de l’Occident. Au moment où elle commence à nous raconter cette histoire, la maison close où elle semble s’être épanouie a été fermée d’un point de vue administratif. Elle se remémore le lieu. Elle a tenté de garder des souvenirs de cet espace. Ce n’est vraiment pas neutre comme approche, comme attente. Aussi, une des premières descriptions que propose Emma Becker est celle du bâtiment, des différentes chambres, des espaces d’accueil. C’est une vision 360° qu’elle nous donne, tout en variation. Revenons sur le cas des maisons closes. Elle en a fréquenté deux : le Manège et la Maison avec des managements très différents. Le terme management est quelque peu déplacé. Les marges de manœuvre des femmes sont parfois incomparables, les libertés de faire, de se vêtir, de gérer les clients. Il y a, si on parle dans le cadre berlinois et par extension allemand, une couverture juridique et fiscale, qui protège les femmes qui travaillent dans ce secteur d’activités. Toute dissimulation étant réprimée par une administration proxénète.


Quand je qualifie ainsi l’administration allemande, je sors de ma pseudo-neutralité, à ce niveau de mon analyse. Et je dois dire qu’il y a une forme d’hypocrisie de ma part car il faut parler des femmes au cœur du sujet d’Emma. Elle parle de ces femmes qui pour certaines sont devenues des amies. Elle recueille des témoignages touchant aux motivations  des unes et des autres, sont dans la gestion des clients ou encore dans leurs relations. Elles ont des profils très différents. Entre une jeune femme venue de l’Est à peine majeure ou une femme allemande mûre la panoplie de profils offre de nombreuses possibilités au client. La question qui me taraude l’esprit est celle de la liberté, mais j’y reviendrai.


On ne peut parler d’une maison close sans évoquer le client qui le fréquente, qui bénéficie de ces prestations. Là encore, en bonne écrivaine, Justine nous raconte les anecdotes parfois drôles, parfois flippantes, parfois romantiques entre ces hommes et ces hommes. Elle ne néglige pas la violence de certains ou la générosité d’autres clients, tout cela avec un regard affectueux et problématique de mon point de vue.


Mes réserves : Si ce roman est extrêmement instructif, offrant à partir de l’écriture de Justine une analyse sociologique, par une narration qui nous restitue une expérience sensorielle, une atmosphère, des dialogues, des confidences. Elle reconstitue un lieu disparu, rendant le témoignage chargé de nostalgie de ces rapports entre hommes et femmes, clients et prostituées. C’est un livre à thèse. Dans le fond, Emma Becker milite pour que la France assouplisse sa législation sur la question et protège mieux les travailleuses du sexe, en s’appuyant sur son expérience à Berlin. Si elle ne sous-estime pas la puissance des proxénètes, elle est loin de nous dresser un profil  aussi tordu que le Pimp d’Iceberg Slim. Elle se focalise sur l’intériorité de la maison close. Que s’est-il passé avant pour ses femmes ? Que se passe-t-il pour celles qui quittent le milieu? On comprend que la prostitution est parfois une question de survie, un besoin de confort, une “facilité”, une addiction au sexe et une gestion d’un trop plein. Mais il apparaît beaucoup moins dans ces témoignages, les traumatismes, les violences subies qui peuvent amener les femmes dans cette posture.


Je ne peux m’empêcher, en ayant terminé la  lecture de ce roman, de penser que c’est le patriarcat qui est au bénéfice de ces corps de femme à disposition moyennant un chèque. Des corps dans lesquels, les clients s’initient, se défoulent, se construisent, disposent, scrutent, avec la douce illusion que ce serait un choix pour certaines femmes alors que de manière générale, la disparité économique entre les hommes et les femmes explique ce rapport de force et ses chaînes invisibles.

Emma Becker, La maison

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