Je ne me serais sans doute pas penchée sur Le sang des innocents si le livre de S.A. Cosby n’avait pas été choisi par les bibliothécaires de la Ville d’Antony pour figurer dans le prix des lecteurs. D’abord parce que c’est un roman policier, genre que je n’affectionne pas particulièrement. Ensuite parce qu’il se déroule dans un pays régi par la violence et où les affrontements ethniques sont encore quotidiens.
Cet aspect peut d’ailleurs constituer un atout, puisque le roman offre une sorte de témoignage sur la manière dont s’organisent les rapports humains dans le sud des États-Unis mais franchement je trouve la situation si déplorable que cette lecture m’a troublée.
Il est de notoriété publique que les américains ont la gâchette facile. Le Comté de Charon compte plus d'armes à feu que d'habitants (p. 219), et cela ne va pas réduire la violence, loin de là. Qu'un adolescent ait tiré dans un établissement scolaire n'est pas un point de départ surprenant.
La drogue est partout. Ce n'est pas étonnant pour eux que le père de Titus ait échangé sa bouteille de whisky contre une bible. Le nombre de congrégations est effarant et leur influence affecte la faculté de réflexion des "fidèles". Enfin, voir écrit -je dirais noir sur blanc- l’ampleur des tensions raciales, de la pauvreté et de la violence font encore davantage froid dans le dos.
S.A. Cosby est Afro-Américain et connait parfaitement le sud-est de la Virginie où sa famille est installée depuis des générations. Impossible de mettre en doute son analyse de l’héritage funeste de l’esclavage et de la guerre de Sécession. La presse a souligné la lucidité de son regard sur son pays et les dépossédés qu’elle condamne à une vie sans avenir. Après Les Routes oubliées (prix Nouvelles voix du polar) et La Colère, ce troisième roman s’inscrit sur la même voie.
Il se projette sans doute dans son personnage principal, Titus Crown, un ancien agent du FBI, revenu à Charon, la terre de son enfance, pour y devenir le premier shérif noir. Ses motivations sont très fortes comme il le confie à son frère Marquis : à la mort de maman je me suis juré de tout faire pour protéger les gens et j’ai également décidé que je ne laisserais plus rien au hasard dans ma vie. (…). L’église ne pourra jamais nous immuniser contre le poison dans lequel on baigne au quotidien. C’est pour ça que j’ai choisi d’entrer dans la police (p. 334).
Il est intéressant de constater que la police ne fonctionne pas selon la même organisation outre-atlantique. Nous ne savons pas ce qui relève de la police de Virginie ou de la police d’Etat pas plus qu’on ne connait le champ de compétences d’un shérif, ce que j’imagine que tout lecteur américain sait parfaitement. L’étoile de shérif n’est pas qu’un insigne que nous avons vu dans les westerns. Elle est toujours distinctive et s’obtient en fonction des résultats d’une élection par les habitants de la communauté. Cela ne signifie pas que la personne élue fera l’unanimité. D’ailleurs si les Noirs sont fiers de la position de Titus, ils restent pour la plupart méfiants quant à sa probité, allant jusqu’à le traiter de sale Bounty (p. 62) et les Blancs ont des doutes comparables. Pas facile dans un tel contexte de faire régner la loi avec une légitimité qui n’est pas totalement acquise même si son passage au FBI lui vaut une admiration sans bornes de la part de ses électeurs (p. 121).
L'intrigue de départ est assez simple : Le fils d’un des meilleurs amis de Titus a tiré à bout portant sur l'enseignant préféré du comté avant d'être abattu par un de ses hommes sanas qu'il ait pu s'interposer. L'affaire va se compliquer au fil des pages et on découvrira un monde très pourri à mesure que Titus se livre à une course contre la montre pour tenter d'éviter d'autres crimes.
A plusieurs reprises l’auteur soulignera la méfiance à l’égard du Shérif Crown et singulièrement des noirs alors qu’il s’est présenté pour que justice leur soit rendue. Je ferais ce reproche principal à S.A. Cosby de régulièrement répéter les mêmes phrases presque au mot près. Aussi bien sur ce point qu’à propos de la mort de sa mère, décédée depuis trente ans d'une sclérodermie qui fait d’elle une héroïne, et dont le manque reste cruel, qu’enfin sur le degré d’attachement qu’il a à sa ville natale … dont je peux dire que je ne l’ai trouvée sur aucune carte, mais là n’est pas l’important.
L’administration elle aussi n'est pas équivalente à la nôtre. La ville est dirigée par un président du Conseil de Comté, blanc et très riche, qui s’oppose de manière récurrente au shérif qu’il soupçonne d’avoir bénéficié d’une discrimination positive (alors que non) et qui est obsédé par l’organisation d’une kermesse censée rapporter beaucoup d’argent … quitte à troubler l’ordre public.
Je ne connaissais pas la citation qui est faite d’un poème de Yeats (p. 226), un auteur irlandais prix Nobel de littérature, et les extraits de la Bible qui émaillent le récit ne me sont pas du tout familiers. Parfois surgit un texte poétique en italiques (par exemple p. 227). Celui-ci s’achève sur le fait que tôt ou tard les petites villes livrent leurs secrets mais pour cela, il faut d’abord payer le prix du sang.
Ce n’est sans doute pas un hasard si le propriétaire du terrain où les policiers vont devoir fouiller déclare que la terre est la seule chose qui compte (p. 117), une déclaration qui fait écho aux paroles qu’on murmure à l’oreille de Scarlett O'Hara, dans le mythique roman de Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent. On ressent fréquemment combien le roman s'adresse à un lectorat imprégné de culture américaine, familier de l'atmosphère de malédiction caractéristique du sud des Etats-Unis, et sachant que faire allusion au port d'une combinaison orange fluo (p. 170) signifie qu'on risque l'emprisonnement.
Ceci posé, l'intrigue est très bien construite et représentative de ce pays. Je suis donc heureuse d'avoir eu l'occasion de lire ce roman et je retiendrai le nom de l'auteur même si je ne suis pas pressée d'en lire d'autres parce qu'il y a trop de violence dans celui-ci. Je n'ai jamais été familière de lectures dont le héros évoque la perversité d'Hannibal Lecter (cité p. 184 pour donner une pointure) dans Le silence des agneaux, même si j'avais été ravie d'apprendre que Marie-Laure Brunel lui doit sa vocation à devenir première la profileuse française comme elle le raconte dans Avant que ça commence.
Ce que j'ai par contre beaucoup apprécié ce sont les références à des dictons familiaux, sans doute parce que les paroles pleines de bon sens de ma grand-mère ont bercé ma propre enfance. Albert, le père de Titus a mis en garde son fils : un homme qui ne te regarde pas dans les yeux quand tu lui parles est un homme qui ne te respecte pas (p. 192). Ou, plus loin, par sa mère : la vérité est encore à faire ses lacets que le mensonge a déjà parcouru la moitié du monde (p. 214).
La cohésion familiale entre Titus et Marquis, et leur père Albert est un bel exemple. Il y a certes dans cette ville de Charon de véritables ordures mais on rencontre aussi des hommes qui se conduisent dignement. A l'instar de leur père qui a sauvé des familles de la famine en cultivant un potager et du même coup sauvé de la prison en leur fournissant de quoi nourrir leurs gosses sans être obligés de braquer la caisse d’une supérette (p. 283). Et Titus lui-même fait preuve d'éthique dans chacun de ses actes.
Et puis, en fin de compte, son amour indéfectible pour la ville de son enfance et son obstination à rendre justice aux victimes, quel qu'en soit le prix à payer, est vraiment honorable et digne d'intérêt, même s'il va commettre dans les dernières pages un acte qui est répréhensible … bien que prêtant à sourire.
Le sang des innocents de S.A. Cosby, traduit par Pierre Szczeciner, chez Sonatine, en librairie depuis le 11 janvier 2024, déjà Grand Prix des Lectrices de ELLE 2024 catégorie PolicierListe des livres sélectionnés pour le Prix des Lecteurs d'Antony Badjens de Delphine MinouiDors ton sommeil de brute de Carole MartinezTraverser les montagnes, et venir naître ici de Marie PavienkoAbsolution d'Alice McDermottSource de chaleur de Soichi KawagoePlus grand que le monde de Meredith HallCabane d'Abel QuentinJe pleure encore la beauté du monde de Charlotte McConaghyLe sang des innocents de S.A. CosbyBien-être de Nathan Hill