2 Phalloscopiques par destination : les fruits de la Nature

Publié le 17 décembre 2024 par Albrecht

Des productions naturelles presque toujours inoffensives, sauf dans des situations pernicieuses.

Article précédent : 1 Phalloscopiques par construction


Les légumes dans le décor

Giovanni Martini da Udine, fresques de la villa Farnésine Cartouche avec une maxime d’Epictète, Frans Huys, d’après Hans Vredeman de Vries, 1555, série Variarum protractionum, Rijksmuseum

Parmi des dizaines de légumes évoquant l’abondance, la courge et la figue ouverte, désignées par la main de Mercure, illustrent crument le thème général de la décoration, les amours de Cupidon et Psyché [17a].

Suite à cet exemple prestigieux, les courges phalliques vont revenir de loin en loin, hors de tout contexte amoureux. Elles accompagnent ici une sentence irréprochable :

Il est plus nécessaire de guérir l’âme que le corps. Car il vaut mieux mourir que vivre mal.

Magis necessarium est mederi animae, quam corpori. Mori enim melius est quam male vivere.

Sentence d’Horace, série Varii generis partitionum, 1556, Herzog Anton Ulrich-Museum Frontispice, série Veelderhande cierlijcke Compertementen profitelijck, 1564

Graveur Herman Müller d’après Jacob Floris l’ancien, imprimeur Hans Liefrinck, Anvers

Dans l’image de gauche, les mêmes courges font écho aux petits faunes ithyphalliques présentés par leur mère, qui accompagnent gratuitement cette sentence lapidaire d’Horace :

C’est chose pleine d’attrait pour qui n’en a pas l’expérience que de cultiver l’amitié d’un grand ; l’expérience faite, c’est chose qu’on redoute

Dulcis inexpertis cultura potentis amici ; expertus metuit

L’image de droite introduit la série « Différents types de cartouches profitables aux peintres, orfèvres, sculpteurs et autres artistes ». Les objets qui pendent en bas se réfèrent à ces métiers. L’oeil s’arrête, à côté de la médaille de l’orfèvre, sur un outil énigmatique à coulisse, que je n’ai pas pu identifier. Il semble former un couple mâle-femelle avec les coquilles de moules, de l’autre côté, utilisées comme godets pour les couleurs [18].


Scènes de marché à l’italienne

Sous l’influence de l’art hollandais, mais sans l’alibi d’une scène biblique à l’arrière-plan, des scènes de genre basées sur une accumulation sensuelle de victuailles apparaissent de manière assez abrupte dans l’art du nord de l’Italie, à Crémone et à Bologne, entre 1580 et 1585 [19].

Passarotti : des anecdotes grivoises

Les volaillières
Bartolomeo Passarotti, vers 1580, Fondation Roberto Longhi

Ce tableau s’inscrit dans la symbolique très courante de la volaille phallique, et évoque l’ambiance de la prostitution, avec la vieille entremetteuse qui embobine les coqs et la jeune femme plantureuse qui montre sa jambe et sa dinde plumée (voir L’oiseau licencieux). A noter en bas à droite la signature parlante du peintre, un passereau, ici perché sur un verre de vin.

Deux marchandes et un garçon avec de la volaille et des légumes
Bartolomeo Passarotti, vers 1580, Gemäldegalerie, Berlin (photo Christoph Schmidt)

La diagonale montante divise la composition en deux moitiés :

  • à gauche, la vieille piégeuse de volailles, qui montre son épaule osseuse comme pour aguicher encore son coq ;
  • à droite, une ambiance radicalement différente : une jeune mère et son fils, au dessus d’une pyramide de navets, de courges et de melons.

Un lecture plus précise que celle, souvent proposé, des « trois âges », relève l’opposition entre les deux types de femmes :

  • à gauche la femme vénale, vouée à vieillir stérilement ;
  • à droite la mère protectrice, comme le signifie son collier de corail.



Ce dont elle cherche à protéger encore un moment l’innocence de son garçon, c’est de la sexualité qui s’annonce, avec la queue de la courge qui s’érige vers le melon qui s’entre-baille. Passarotti transpose en somme, sur un mode profane, le thème très italien de la Madone triste, où la Vierge tente d’éloigner l’Enfant de son futur tragique, figuré par un chardonneret ou une mouche (voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux).


Le magasin de poissons
Bartolomeo Passarotti, 1580, Palais Barberini Rome

L’étalage propose une étonnante confrontation sexuelle :

La moule géante et béante associée à la vieille femme évoque un sexe féminin. Cette moule démesurée est mise en présence d’une autre moule de forme phallique se dressant devant le vieil homme. L’âge avancé des deux protagonistes accentue l’aspect comique de la connotation sexuelle. Cet aspect risible est renforcé par l’analogie physique existant entre le poisson-globe tenu par la vieille femme et le visage de cette dernière : même rotondité de la tête, mêmes incisives inférieures et mêmes petits yeux vifs. Valérie Boudier, [20]



La signification de cette étrange scène de genre reste néanmoins à préciser. On remarquera d’abord, dans le coin supérieur droit, la signature parlante de Passarotti, le moineau, en proie à la concupiscence féline.



Cette saynette aide à comprendre le comique de la moitié gauche, placée quant à elle sous le signe de la concupiscence féminine : la poissonnière exigeante autant que peu ragoutante, montre à son vieux mari un poisson-globe, autrement dit un poisson capable d’un gonflement spectaculaire [21]. Avec un air résigné, le vieillard débarrasse d’un byssus incrusté de coquillages son organe vétuste et encroûté, mais qui reste de bonne taille.

Campi : des clins d’oeil appuyés

Dans ses compositions alimentaires, Campi juxtapose les allusions, mais sans chercher, comme Passarotti, à les coordonner en une anecdote originale.



La cuisinière, école de Campi, collection particulière

Le côté comique du sujet tient à ce que l’innocente cuisinière manipule un pilon, objet ostensiblement viril, pour casser des noix, fruit dont la coque est un symbole bien connu de la virginité féminine. Le jeune homme qui en dérobe une en nous faisant un signe de complicité, sert à déminer le sujet à l’intention des spectateurs naïfs, qui ne verront que ce menu larcin.

La cuisine
Vincenzo Campi, 1578-81, Brera, Milan

Dans cette composition typique de son procédé d’accumulation, Campi a confié le pilon à une vieille, qui goûte la sauce du bout du doigt. Dans ce florilège de métaphores grivoises empruntées à l’art hollandais, pratiquement tous les gestes sont à double sens : rapper le fromage, rouler la pâte, vider la volaille. Un boucher écartèle un veau, un apprenti s’applique à embrocher une poularde, un garçonnet s’évertue à souffler dans une vessie tandis que son équivalent minuscule s’échappe hors de sa braguette.

Les vendeurs de poissons
Campi, 1580-81 Fuggerschloss, Kirchheim

Cette toile est une des cinq commandées par Fugger pour décorer la salle à manger de son château de Kirchheim. Les fayots, que le père avale à grande cuillerées et que la mère essaye de faire manger au fiston, sont un légume érotique, souvent assimilé aux testicules dans les paillardises italiennes ( [22], p 109 ). La mère nous montre d’un air entendu la carafe confortablement érigée sur l’entrecuisse de son mari. Le bébé, qui a mis trop tôt la main dans le pot, se fait mordre par une écrevisse, crustacé associé à l’excitation sexuelle ( [22], p 112 ). D’un pied, il enfonce la louche dans la soupière, présage d’une virilité prometteuse.

La vendeuse de fruits (fruttivendola), Campi, 1580-81, Fuggerschloss, Kirchheim

Dans cet autre tableau réalisé pour Fugger, la séduisante marchande de primeurs vend aussi quelques fleurs, dont un lys proéminent planté au milieu d’un panier, tel le drapeau de sa virginité. Par ailleurs elle pèle d’un air entendu le fruit du péché, une pomme. Au milieu des fruits d’été, cet unique fruit d’automne détonne. Il faut le rattacher à la scène de l’arrière-plan, où un jeune homme secoue un pommier dont les fruits sont recueillis par un couple [23].

Gravure de Peter Rollos, 1608, Euterpae suboles, N°18

Barry Wind ( [22], p 113) explique judicieusement la scène par référence à cette gravure allemande un peu postérieure, dont la moralité latine est la suivante :

Quand la pomme mûrit et que la vierge devient pubère,
La pomme veut être cassée et la vierge aussi veut tâter du bâton.

Cum maturescit pomum virgoque pubescit

Pomum vult frangi, virgo quoque stipite tangi

La vendeuse de fruits (fruttivendola), Campi, 1583, collection privée

Dans cette variante, le lys a été remplacé par un godelureau arborant sur son chapeau une plume de faisan, tenant une botte d’oignons [24] et se fourrant l’auriculaire dans l’orifice naturel. De l’autre côté, au dessus du fléau de la balance romaine, un gros melon fracturé a remplacé les pêches fessues. Et dans l’arbre de l’arrière-plan, l’homme lâche les fruits directement dans la robe de sa partenaire. Tout indique que la marchande de fruits a perdu sa virginité.

Frangipane : des grivoiseries assumées


Allégorie de l’Automne
Nicolò Frangipane, 1597, Château d’Udine

Un doigt dans le melon fendu et une main sur la saucisse, le satyre rend manifeste le rêve du jeune flûtiste.

Satire d’un concert de madrigal
Nicolò Frangipane, avant 1597, collection particulière

Quatre chanteurs menés par un ruffian donnent un concert champêtre, accompagnés par une pie qui s’égosille. De même que le chat s’intéresse moins au chant qu’à l’oiseau (voir Le chat et l’oiseau), de même les joyeux fêtards qui les cernent s’intéressent moins au madrigal qu’au charme des jeunes concertistes. Il forment une farandole bacchique où chacun se touche d’un air égrillard : un faune, un juif à turban, un godelureau à plumet, un bacchus tenant un coupe de vin et de pain trempé, un couple de pâtres.



L’un d’eux nous fait le signe du secret tout en malaxant son boudin, tandis que Bacchus frotte l’autre boudin à une outre fessue.

Comte F. de Liederkecke, Château de Leefdael Collection particulière, vendue par Christies en 2015

Composée de pomme et de boudins, la nature morte centrale, très explicite dans la version conservée en Belgique, a été expurgée dans la version vendue par Christies.


Caravage : la sublimation réaliste

Nature morte aux fruits sur une dalle de pierre
Caravage, vers 1603, Denver Art Museum

Après vingt ans d’allusions déguisées plus ou moins salaces, Caravage introduit dans la peinture italienne un genre nouveau, celui de la nature morte sensuelle, où le scabreux se dissimule sous une ostensible fidélité au réel :

Caravage a disposé des melons, des grenades, des courges, des figues et d’autres fruits pour suggérer la turgescence sexuelle et la réceptivité à la pénétration. Une fois que l’on remarque la tige du melon central dirigée vers une figue éclatée et les deux gourdes charnues reposant langoureusement sur une paire de melons fraîchement coupés, une autre lecture est-elle possible ? Il s’agit de la première nature morte érotique à être autonome, son imagerie n’étant plus confinée aux marges ou éclipsée par la présence humaine. John Varriano [25]


Une postérité sporadique

Nature morte avec un röhmer, un bretzel, des noix et des amandes.
Georg Flegel, 1637, Landesmuseum Münster

Parmi les nombreux tableaux de marché et natures mortes de Georg Flegel, on ne trouve rien d’équivalent à ce fragment de bretzel qui se penche sur ces deux noix, et sur un autre fragment qui semble copuler avec lui-même. Soit l’obscénité est involontaire, soit plus probablement elle résulte de la commande d’un amateur de curiosités.


Bulbes

L’amateur de cactus
Carl Spitzweg, 1855, Grohmann Museum, Milwaukee

Dans une première lecture, ce fonctionnaire vieillissant, accablé par le passage du temps et l’empilement des dossiers, regarde d’un air attendri le fleurissement inattendu de son cactus. Dans une seconde lecture, les ombres obliques de la fenêtre conduisent l’oeil du cactus au haut de forme, et de là au crâne chauve du bonhomme : on comprend alors que le cactus fleurissant est l’antithèse de sa virilité disparue.

Le champignon, pastel
Franz Von Stuck, 1882-83, collection particulière

Au premier degré, ce pendant recto verso révèle que le champignon n’était qu’un bébé chapeauté : alibi humoristique qui fait oublier la forme impudique du jeune bolet.


Maman Champignon avec ses enfants
Edward Okun, vers 1900

On doit à Edward Okun une femme-araignée (Fil d’or), une femme-paon (Le Printemps) et une femme-fauve (Fraulein Leopardus, 1906). Ces recherches rendent plus expliquable cette mère-champignon cernée par ses « enfants », dont la coiffe turgescente semble la rendre perplexe.


Tiges

Musidora (The Bather At the Doubtful Breeze Alarmed)
William Etty, 1846, Tate Gallery,

Dans le poème L’Eté de James Thompson (1727), le jeune Damon décide, par pudeur, de ne pas regarder la belle Musidora, qui se baigne nue en pensant être seule. Chef d’oeuvre d’hypocrisie, le tableau fonctionne donc à l’inverse de ce qu’il prétend illustrer [26]. Son titre se rapporte au dernier instant avant la baignade :

Elle reste exposée à ses regards, et se retire en rougissant de peur d’être vue ; alarmée du moindre souffle, et sautant comme un faon craintif, elle s’élance dans le fleuve.

Traduction Bontems, 1759

And fair-expos’d she stood, shrunk from herself,
With fancy blushing, at the doubtful breeze
Alarm’d, and starting like the fearful fawn?
Then to the flood she rush’d;

La tige à laquelle Musidora se retient est justifiée par ce moment de suspens. Ce pourquoi les spectateurs de l’époque, l’oeil suffisamment occupé par l’irruption dans la campagne anglaise d’une nudité enfin autorisée, n’y ont pas vu malice : elle pourrait pourtant passer pour le symbole tangible de l’admiration de Damon.

La nymphe de l’amour
Anders Zorn, 1885, collection particulière

Les exubérances végétales du premier plan fonctionnent en repoussoir, en accentuant la profondeur et l’effet de clair-obscur. Les tiges qui perforent la feuille se projettent, au delà du ventre de la nymphe, dans la tige brisée que le petit amour manipule d’un air dépité, découvrant la déception après l’essor.


Animaux phalliques

J’ai consacré à ces exemples surabondants des articles dédiés.

Pour les volatiles :

  • L’oiseau licencieux
  • Les oiseaux licencieux
  • L’oiseau chéri
  • La douce prison
  • La cage à oiseaux : en sortir
  • La cage à oiseaux : y entrer
  • L’oiseau envolé
  • La liberté ou la cage
  • Nourrir l’oiseau
  • Nourrir des oiseaux
  • L’oiseleur
  • L’oiseleuse
  • La Luxure à l’oiseau

Pour les souris :

  • La souricière

Pour les chats :

  • Pauvre minet
  • Pauvre minet (XIX et XXème)
  • Le chat et l’oiseau
  • Le chat et l’oiseau : autres rencontres

Pour les lapins :

  • Le lapin et les volatiles 1
  • Le lapin et les volatiles 2

En aparté : la symbolique sexuelle du limaçon

Dans l’Antiquité

La symbolique vaginale de la conque, attribut de Vénus, est attestée depuis l’Antiquité et a été exploitée par plusieurs artistes de la Renaissance italienne, à commencer par Botticelli (voir 5.1 Des objets ambigus). Mais on en sait moins sur l’escargot.

Hésiode compare son hibernation pendant l’hiver au retrait dans la maison de sa mère de la jeune vierge « étrangère aux jeux de la belle Vénus », escargot affamé qui se rue sur sa proie dès le printemps [27]. Selon l’interprétation hermétique de ce passage par de F.Bader, l’escargot « appartient à un univers masculin, parce que son pied rétractile fournit une représentation du membre viril » [28]. L’escargot jouirait donc d’un symbolisme contradictoire :  phallique hors de sa coquille, et virginal lorsqu’il s’y enferme.

Plaute utilise l’expression « limare caput » pour signifier « se frotter à la manière des limaces » [29]. Et il traite de limaces (limax) des femmes vénales peu ragoûtantes :

Non pas comme sont ces limaces blafardes, ces horreurs parfumées de lavande, Phrynés à deux oboles, avec leurs chevilles torses, leurs jambes de fuseau, leurs cheveux arrachés et leurs oreilles mutilées, cathéreuses, boiteuses, pelées, édentées. [30]

Non quasi, ut hæc sunt heic limaceis lividæ,
Diobolareis, scœnicolæ, miraculæ,
Cum extortis talis, cum crotilis crusculis,
Capillo scisso, atque excissatis auribus.
Scratiæ, scrupedæ, strictivillæ, edentulæ.

Messal invicta Claudi, Antikensammlung Berlin

Il semblerait que le jeune fille qui médite devant un autel à Priape porte une coiffure antérieure d’un bon siècle à l’époque de la célèbre Messaline, épouse réputée luxurieuse de l’empereur Claude [31]. Le revers aurait donc été gravé dans un second temps. Il y a consensus sur la traduction de l’inscription : Messaline invaincue, (femme) de Claude. L’adjectif « invicta » fait allusion à une compétition restée fameuse :

Messaline, femme de l’empereur Claude, jugeant cette peine digne d’une impératrice, choisit pour ce combat une prostituée des plus renommées parmi celles qui trafiquent de leur corps, et elle la vainquit en soutenant pendant un jour et une nuit vingt cinq assauts. Pline, Histoire naturelle, Livre X, chapitre LXXXIII

Mais les spécialistes n’ont pas explicité le lien portant assez clair entre l’adjectif et l’emblème : les sept phallus en attaque sont assimilables à des oiseaux, dont l’escargot non seulement n’a pas peur, mais vient à bout successivement ou simultanément (invicta) . L’escargot déployé signifie donc ici le sexe féminin triomphant, le contraire de la Vierge recroquevillée dans sa coquille

Au Moyen-Age

Dans les drôleries gothiques, on rencontre fréquemment un chevalier en armure mis en déroute par un animal réputé faible : lapin ou escargot [32]. Pour Michael Camille [33] ou Jean Wirth [34] cette image de type « monde à l’envers » se double parfois d’un sous-entendu plus direct aux organes génitaux : chevalier laissant tomber son épée devant un gastéropode en majesté .

Psautier KB MS GKS 3384 fol 160v-161r (Camille fig 13)

C’est indubitablement le cas dans cette page, qui place un homme bien pourvu – le cornemuseux – et un homme dévirilisé – le chevalier qui perd ses moyens devant l’escargot- face à une femme dont le panier est attaqué par un bouc.

Missel festif (Amiens), 1323, KBH, Ms. 78 D 40, fol 177

Bien sûr la symbolique de l’escargot n’est pas exclusivement féminine : ici au contraire, l’animal est mis en balance avec deux objets phalliques auquel la femme tient : son fuseau et le membre de son mari, qu’elle agrippe semble-t-il sous sa robe.


A la Renaissance

A la Renaissance, on ne savait toujours pas que l’escargot est hermaphrodite [35]. On se savait pas non plus – en tout cas on n’en a pas de preuve écrite – que certaines espèces d’escargots se perforent avec un « dard d’amour », dans lequel un naturaliste voit l’origine des flèches de Cupidon [36]. Entre la symbolique masculine et la symbolique féminine , c’est plutôt la seconde qui semble encore l’emporter, d’après les rares exemples connus [37].

Cupidon et Vénus sur un escargot
Copie d’après Hans Brosamer, vers 1538, MET

Dans cette iconographie unique, le véhicule habituel de Vénus, conque ou dauphin, est remplacé par un escargot qui, à la manière d’un hydroglisseur, la propulse vers le rivage. Un pied sur la coquille, elle dirige de l’autre la tête de l’animal.

Niklaus Manuel Deutsch, vers 1517, Schreibbüchlein, Kunstmuseum Basel (photo Martin P. Bühler)

Dans cette fantaisie, deux puttos chevauchent chacun son escargot :

  • l’un réussit à lui faire hausser le col, en le caressant avec une aile plantée au bout d’un bâton : symbole aviaire, donc phallique (voir L’oiseau licencieux) ;
  • l’autre, armé d’un balai, n’aboutit qu’à lui faire piquer du nez.

C’est donc bien la fonction érectile qui est visée, mais est-elle pour autant masculine ? On peut imaginer que le gastéropode gaillard signifie une monture pleinement satisfaite des caresses de son cavalier, tandis que l’autre se décourage suite à la maladresse du sien.



Deux Cupidons dépités

Les allégories très originales de Maître HL (le sculpteur Hans Leinberger ?) sont difficiles à déchiffrer.

Cupidon en équilibre sur une boule Cupidon chevauchant un escargot sur un tapis de champignons

Monogrammiste HL, 1533, NGA, Washington

Ces deux gravures formaient probablement un pendant, puisque Cupidon y brandit un arc à la corde cassée et tient dans sa main droite une flèche brisée.

Dans la première, il semble que Cupidon, en perdant l’équilibre sur sa boule, a cassé en trois morceaux la flèche qu’il sortait du carquois dans l’intention de s’attaquer aux baigneurs : ceux-ci restent donc protégés du désir sexuel, de même que, dans la célèbre Némésis de Dürer, la déesse de la vengeance passe sans s’arrêter au dessus du village paisible.



L’élément troublant est la double érection de part et d’autre du carquois : de la base hors du noeud et des flèches hors de la gueule dentée. Le monogramme de Maître HL, accompagné de son emblème habituel, le ciseau de sculpteur, est visible sur la partie décalottée du fourreau.

Cupidon chevauchant un escargot sur un tapis de champignons
Monogrammiste HL, 1533, NGA, Washington

Une des motivations de maître HL était certainement l’exactitude naturaliste à la Dürer, dans cette représentation peu commune de l’animal à quatre cornes. Mais la symbolique sexuelle y prend elle-aussi sa part. Compte-tenu de ce que nous avons vu plus haut, cette iconographie extraordinaire fait hésiter entre deux lectures :

  • Cupidon combat le gastéropode et a brisé sur lui la flèche qu’il brandit, ainsi que celles du carquois ; l’image serait donc à classer dans la lignée des combats entre escargots et chevaliers [37a] ;
  • Cupidon chevauche l’escargot (comme Vénus dans la Copie d’après Hans Brosamer) : déjà peu rapide, la monture s’est détournée pour flairer un lit de champignons et son cavalier essaye vainement de la faire avancer.

Le détail significatif de l’aile ficelée au bout de la flèche, identique à celle de la composition de Niklaus Manuel Deutsch, fait pencher vers la seconde lecture : il s’agit bien d’exciter et de faire avancer l’escargot, comme le confirme le grelot attaché à la main gauche de Cupidon.



Le tapis de bave à l’avant de la bête (rose foncé) montre qu’elle s’est retournée en arrière (flèche jaune) pour s’intéresser au tapis de champignons (bleu clair).

Ainsi le glissement des fronces vulvaires sur les chapeaux phalliques reprend, en inversant les proportions, la composition de la gemme de Messaline : c’est ici une féminité géante qui triomphe sur une armée de petits membres décimés. En remplacement de la flèche cassée de Cupidon, le ciseau fiché dans la souche et le panonceau de maître HL (en orange) semblent fixer une frontière à l’avancée de cette sexualité féminine débordante.


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Références : [17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age [17a] Philippe Morel « Priape à la Renaissance. Les guirlandes de Giovanni da Udine à la Farnésine » Revue de l’Art Année 1985 69 pp. 13-28 https://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1985_num_69_1_347521 Jules Janick, Harry S. Paris, The Cucurbit Images (1515–1518) of the Villa Farnesina, Rome https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC2803371/ [18] Pour l’analyse des objets du haut comme un autoportrait symbolique de Floris, voir le blog de Jean-Yves Cordier https://www.lavieb-aile.com/2020/11/le-hibou-harcele-par-les-oiseaux-selon-jacques-floris-1564.html [19] Sheila McTighe « Foods and the Body in Italian Genre Paintings, about 1580: Campi, Passarotti, Carracci » The Art Bulletin, Vol. 86, No. 2 (Jun., 2004), pp. 301-323 https://www.jstor.org/stable/3177419 [20] Valérie Boudier, Représenter volailles et volaillères dans la peinture italienne du Cinquecento. Analogies physiques et associations alimentaires dans les tableaux de Campi et Passarotti Revue d’ethnoécologie 12 | 2017 http://journals.openedition.org/ethnoecologie/3294 [21] Le poisson-globe était à l’époque une curiosité zoologique, connue pour sa ressemblance avec une face humaine grotesque ([19], note 12). Mais c’est ici son gonflement express qui intéresse Campi. [22] Barry Wind, Vincenzo Campi and Hans Fugger: A Peep at Late Cinquecento Bawdy Humor , Arte Lombarda, Nuova Serie, No. 47/48 (1977), pp. 108-114 https://www.jstor.org/stable/43105109 [23] Sheila McTighe, qui n’a pas vu le lien entre le fruit et l’arbre de l’arrière-plan, croit reconnaître une nèfle (qui pourtant ne se pèle pas, mais s’épluche), en lien avec un proverbe désignant une femme douteuse « qui ne peut pas avoir la nèfle propre » ([19], p 319). Elle note, sans l’expliquer, le contraste avec la pureté du lys. [24] Selon Pisanelli  » Ceux qui l’utilisent en permanence ont une augmentation notable du sperme et une grande prédisposition à l’acte du coït ». Cité par Sheila McTighe, [19] p 317 [25] John Varriano, Fruits and Vegetables as Sexual Metaphor in Late Renaissance Rome, Gastronomica, Vol. 5, No. 4 (Fall 2005), pp. 8-14 https://www.jstor.org/stable/10.1525/gfc.2005.5.4.8 [26] https://en.wikipedia.org/wiki/Musidora:_The_Bather_%27At_the_Doubtful_Breeze_Alarmed%27 [27] Le froid courbe le vieillard ; mais il ne se fait point sentir aux membres délicats de la jeune fille, retirée dans sa maison auprès de sa mère, vierge encore, étrangère aux jeux de la belle Vénus. Elle se réchauffe par des bains salutaires, elle répand sur son corps une huile parfumée, et repose doucement au fond de sa demeure, dans cette cruelle saison où le polype affamé se ronge les pieds, ne pouvant sortir de sa triste et froide retraite. Car le soleil ne lui montre pas encore de proie sur laquelle il puisse s’élancer. Hésiode, Les Travaux et les Jours, traduction par Henri Patin, 1892, p 121 [28] F.Bader « La Langue Des Dieux Ou L Hermetisme Des Poetes Indo Europeens » p 101 https://fr.scribd.com/doc/158894302/106582158-La-Langue-Des-Dieux-Ou-l-Hermetisme-Des-Poetes-Indo-Europeens-F-Bader-Pisa-1989-600dpi [29] Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, Volume 27, 1885, p 293 https://books.google.fr/books?id=X5_CefjTLY4C&pg=PA293#v=onepage&q&f=false [30] Théâtre de Plaute – Volume 9 – Page 357 Traduction J.Naudet, 1838 https://books.google.fr/books?pg=PA358 [31] Ben van den Bercken & Vivian Baan, Engraved Gems From antiquity to the present, 2017, https://www.sidestone.com/openaccess/9789088905056.pdf [32] Pour les références sur ce sujet maintes fois traité, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Combat_de_chevaliers_contre_des_escargots
Pour une bonne synthèse sur les différentes significations médiévales, voir https://justhistoryposts.com/2017/11/13/medieval-marginalia-why-are-there-so-many-snails-in-medieval-manuscripts/ [33] Michael Camille, Image on the edge : the margins of medieval art, p 35 https://archive.org/details/imageonedgemargi0000cami/page/35/mode/1up [34] Jean Wirth Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) p 23, p 110
Sur la transmission possible via les intailles antiques, voir p 137 [35] Aucune mention dans les auteurs grecs et latins. Seule l’étymologie du mot persan (homme-femme) laisse supposer au les Perses aurait pu en avoir la notion. L’hypothèse semble avoir été émise pour la première fois par l’anatomiste Harder en 1679.
Sur les deux points, voir André-Etienne-Just-Pascal-Joseph-François d’Audebard baron de Férussac « Histoire naturelle générale et particulière des mollusques terrestres et fluviatiles… volume 2 », 1819, p 97 note 1 et p 133 https://books.google.fr/books?id=6hBQAAAAcAAJ&pg=RA1-PA133 [36] https://en.wikipedia.org/wiki/Love_dart?oldid=482190766 [37] Egbert Haverkamp Begemann « Fifteenth- to Eighteenth-century European Drawings » MET 1999 p 86 https://books.google.fr/books?id=VCCzi4lQ7eAC&pg=PA86 [37a] Megan L. Erickson « From the Mouths of Babes: Putti as Moralizers in Four Prints by Master H.L. » MofA, 2014 https://digital.lib.washington.edu/server/api/core/bitstreams/0951a156-4720-4332-8790-0e0f7d16054b/content