Au point de sophistication où en est arrivé la traque universitaire des phallus refoulés ou défoulés, vaut-il encore la peine d’ajouter au catalogue ? Ces quatre articles présentent, à côté d’exemples connus, quelques cas intéressants qui ont échappé aux spécialistes.
Certains objets malchanceux souffrent d’une forme qui les rend suspects au premier coup d’oeil.
La bourse
Le Couple mal assorti
Le Couple mal assorti , Israhel van Meckenem d’après le Maître du Livre de raison, 1480-90, British Museum
Dès l’origine, la formule du Couple mal assorti se décline en deux options : la vieille femme ou le vieil homme. La règle héraldique, qui dans les portraits de couple place le mari à gauche, est enfreinte dans le cas de la vieille femme, afin de bien signifier que c’est elle qui domine. La bourse est située du côté du riche :
- le jeune homme y pose une main tandis que l’autre tâte le sein de la vieille,
- la jeune femme la tâte d’une main en repoussant faiblement, de l’autre, la main du vieillard qui s’aventure sur son corsage.
Dans cette composition déjà suffisamment audacieuse, la bourse ne signifie encore que le montant de la transaction.
Dürer positionne deux bourses : une grosse entre les jambes du vieillard, une petite entre celles de fille. Le symbolisme est alors moins dans le contenant que dans le contenu, qui s’épanche de l’homme vers la femme.
Le message démoniaque soufflé au couple :
Recevez mes instructions, car je suis méchant et j’ai très mauvais cœur
Discite a me quia nequam sum et pessimo corde
prend le contrepied de celui du Christ :
Recevez mes instructions, car je suis doux et humble de coeur. Matthieu 11,29
Il existe des formules du Couple mal assorti où la prostituée tend à un tiers, maquerelle ou maquereau, la bourse dont elle vient de s’emparer. L’originalité ici est qu’elle tend la bourse et le couteau à un enfant qui récupère cet appareil génital au complet, lequel se trouve en position repos, contrairement à celui du diable. Déjà évidente graphiquement, cette symbolique sexuelle est renforcée par l’homophonie latine entre culeus (bourse de cuir) et coleus (testicule).
Le message implicite va plus loin que la moralité habituelle du Couple mal assorti : l’idée pourrait être que la luxure fait perdre à l’homme ce qui fait sa puissance virile – richesse (bourse) et force (couteau) – et le réduit à un enfant qui se plait à jouer sous une jupe.
Le Couple mal assorti, Cranach l’Ancien, Musée des Beaux Arts, Budapest
Cranach ne reprendra qu’un fois l’option « vieillarde », la bourse rouge et fripée figurant, de manière déplaisante, une sorte de de descente d’organe.
En revanche, il déclinera à neuf reprises l’option « vieillard », qui a l’avantage de montrer une belle femme. Dans la version de Budapest, on retrouve les deux bourses, avec l’audace supplémentaire que celle du vieux, dans laquelle la jeune femme vient puiser son dû, équivaut à une braguette.
On n’a pas retrouvé le dessin original de Léonard, mais il a eu une certaine notoriété, puisque le geste pressant de la vieille femme est repris tel quel dans la scène de mariage, tandis que son autre main offre l’anneau nuptial au lieu d’une pièce de monnaie.
L’épée et la bourse
Par ce cadrage elliptique, Hemessen écartèle diagonalement la cause et l’effet, l’épée et le sac qui transporte la tête coupée. Ce faisant, il assimile la décapitation d’Holopherne à une prise de pouvoir féminine sur sa virilité, et à une castration.
L’or est vainqueur de toute chose
A la fin du siècle, Carrache produit les Lascivie, une série de gravures à visée ouvertement érotique. Cette gravure s’en rapproche, malgré un format différent [1].
Au premier degré, il s’agit d’une scène vénitienne, comme le montre la campanile à l’arrière plan : une courtisane nue attire vers le lit un vieillard suffisamment riche, en caressant d’une main son crâne chauve.
Le rébus en bas donne le titre :
Ogni cosa vince l’oro (unghie – coscio – vino – ci – l’oro).
Le choix de ces pictogrammes n’est pas innocent : tandis que l’ongle et la cuisse renvoient à l’anatomie de la dame, la carafe renversée et l’or répandu évoquent le double soulagement du client.
Au second degré, l’image fonctionne comme le détournement malicieux de l’expression virgilienne « L’amour est vainqueur de toute chose (Omnia vincit amori) » : ce pourquoi Cupidon, découragé par cette concurrence déloyale, casse son arc de dépit. On peut classer dans cette lecture ironique le petit chien qui, n’ayant pas d’argent, en est réduit à se satisfaire tout seul.
Les personnages de la terrasse sont plus difficiles à interpréter : selon certains, la figure vue de dos à côté du bébé serait Carrache lui-même, dont on sait qu’il avait eu un enfant avec une courtisane vénitienne ( [1] , p 164). Selon moi, ce bébé dans son trotteur, qui jette les bras vers une pomme inaccessible, est tout simplement une autre figure ironique de la déception, une antithèse du vieillard. Et la figure vue de dos, à l’extérieur et engoncée dans sa robe, est l’antithèse de la courtisane vue de face, en intérieur et dénudée : l’une aide le vieillard à satisfaire son désir, l’autre néglige celui de son enfant. Elle préfère contempler le campanile qui, contrairement à l’intuition, est ici un symbole féminin : reproduisant la silhouette de la mère, il est l’image de son rêve : héberger des petits oiseaux.
Theodor de Bry, 1596, Emblemata secularia mira et jucunda
Theodor de Bry a produit cette copie moins pernicieuse de la composition de Carrache, qui masque le sexe féminin, supprime le léchage canin et remplace le rébus par une citation anodine d’Ovide (Des amours, Elégie IX) : le vieux soldat comme le vieil amant sont maudits, car la guerre comme l’amour sont le privilège de la jeunesse.
Un peu plus tard, Carrache se frottera directement à la maxime originale de Virgile, là encore d’une manière oblique et ironique. Cupidon protège les deux nymphes contre le dieu Pan, qui en perd ses attributs – la houlette courbée et la flûte.
Au premier degré, l’image illustre littéralement la maxime : « l’Amour vainc Tout », puisque Pan en grec signifie « Tout ».
Au deuxième degré, l’image renvoie au thème antique de la lutte de Pan contre Cupidon, allégorie du désir bestial subjugué par l’amour humain [2].
Au troisième degré, l’amateur éclairé comprendra que l’enlacement des deux nymphes évoque un couple lesbien [3] : l’une des amantes désigne du doigt, et l’autre des cheveux, le monstre hétérosexuel qui vient les importuner.
Le dessin préparatoire, beaucoup plus inventif, présente trois éléments qui ont disparu dans la gravure :
- l’effet d’écho des couples d’arbres, enlacés au dessus des nymphes et croisés au dessus des combattants ;
- le caractère comique de la lutte, le supposé vainqueur en prenant plein la figure ;
- un quatrième degré de lecture, radicalement ironique : deux satyres portant une corde arrivent en douce derrière les nymphes, captivées par le combat : tandis que Pan fait semblant d’être vaincu, c’est finalement la bestialité qui vaincra.
La bourse génitale
Certaines bourses évoquent très ouvertement les attributs masculins.
La jeune volaillère caresse l’orifice de sa cage d’une main songeuse, prête à passer au couteau et à la double bourse, suspendus au bon endroit.
Les vers latins de Schonaeus décrivent la situation :
L’épouse surprend le mari fâcheusement trouvé avec une prostituée,
et met et morceaux sa chevelure en l’arrachant
Inventum coniunx malè cum meretrice maritum
Excipit, evulsam dilaceratque comam
Le légende en néerlandais explique l’objet du litige :
» Alors je te trouve ici, sale voyou. Je vais te griffer la tête, parce que tu gaspilles avec de belles femmes ce dont j’ai besoin à la maison « [4]
On voit que c’est moins l’infidélité que la prodigalité qui est la source de la querelle. Peu émue, la prostituée continue de manipuler ostensiblement le corps du délit.
La bourse chez Goltzius
Cette gravure est la quatrième de la série Fortuna qui, sous de nobles prétextes, montre des couples nus dans des étreintes passionnées. Ici la légende latine évoque le gonflement caractéristique du dieu Terme, et la quiescence qui s’ensuit, éloquemment figurée par la bourse avachie par terre [5] :
Bien que l’esprit malade du fils de la Terre soit gonflé par les soucis de l’amour , plus sûrement peut-il atteindre le repos éternel.
Mens quoque Terrigenum curis distenditur ægra, Certior æternam quo posset adire quietem
Cet esprit humain toujours et partout
aspire soigneusement à la paix et il y veille patiemment
Dat menschelyck verstant altyt sorchuuldich haect
Nae rust aen elcken cant, daert naer geduldich waect
Saenredam d’après Goltzius, 1595
Les mauvaises richesses, et ceux qui sont conjoints par l’opulence
Sont misérablement trompés par la fine ruse du mauvais démon.
Divitiae turpes, et quos opulentia iungit
Falluntur misere vafro cacodemonis astu
La « fine ruse » est celle de l’artiste, qui suspend la bourse au poignet de l’avaricieuse, tout en sous entendant qu’elle sert d’organe au cacodémon : d’où le jet de pièces en pleine face.
Gravure de Saenredam d’après Goltzius, 1599
Ce pendant retrouve la thématique des couples dépareillés symétriques, avec le piment supplémentaire que l’intrus s’attaque à deux jeunes amants. Aux deux extrémités, la vieillarde et le vieillard déposent sur la table son organe symbolique : coupe et bourse.
– Ne me méprise pas, moi avec ma dot magnifique, et propose mes sous à la pauvre fille
– Tu ne m’achèteras pas, vieille femme laide, quelque soit le prix. Je suis rebuté par ton visage couvert de vilaines rides
– Ne méprise pas le vieil homme riche, idiote, et laisse l’argent précieux t’influencer.
– Je méprise l’argent que tu m’offres et ta richesse – je me réjouis de la grâce d’une jolie et jeune silhouette.
Me cum magnifica noli contemnere dote, atque meos numos inopi propone puellae.
Non me turpis anus , quanvis numata movebis , Frons tua me terret , deformibus obsita rugis
Ne contemne senem munatum, stulta puella , Atque tuam flectat preciosa pecunia mentem .
Numos quos offers contemno, divitiasque, Me nitide , viridisque oblectat gratia forme
Goltzius, 1603, Los Angeles County Museum of Art
Cette autre bourse très éloquente a été reconnue par tous les commentateurs comme un symbole phallique évident. Mais personne n’a expliqué son rôle dans l’économie du tableau, ni la raison pour laquelle le second angelot transporte une autre bourse, de plus petite taille.
Titien, 1553, Prado
Comme le note Eric Jan Sluijter ( [6], p 28), la vieille servante est devenu, à l’époque de Goltzius, une figure pratiquement imposée . Dès 1553, Titien a exploité le contraste plastique qui fait ressortir la nudité et la blancheur de la jeune fille, tout en pimentant le thème : Danaé s’assimile à une courtisane couverte d’or et la vieille femme à l’entremetteuse.
La présence du dieu Mercure, reconnaissable à son caducée et à son casque ailé, est en revanche totalement originale :
« Mercure, cependant, n’a pas sa place dans cette histoire, il a donc dû être placé là pour une raison particulière. Il était, bien sûr, le dieu du commerce, du gain financier et même de la tromperie, mais il a toujours été considéré comme la personnification de l’esprit vif et de l’éloquence, et dans ce rôle, il était vu également comme le mécène des arts. » ( [6], p 31).
Pour Sluijter, la présence de Mercure est à la fois un hommage au commanditaire – le banquier, collectionneur et peintre Bartholomeus Ferreris, de Leyde – et un clin d’oeil à la mythologie personnelle de Goltzius, qui dans plusieurs oeuvres fait référence à Mercure comme le patron des peintres en général, et de lui-même en particulier.
Goltzius, vers 1609, Album amicorum de Ernst Brinck, fol 245, National Library of the Netherlands
Ainsi le caducée figure au centre de son emblème personnel, illustrant une devise qui joue avec son nom de famille :
- l’Honneur est représenté par un rayonnement,
- l’Or par des coupes d’orfèvrerie, des pièces répandues et des bourses,
- Goltzius lui-même par cet angelot couronné de lauriers, volant au dessus du caducée [7].
Dans le tableau, le caducée se trouve également plongé dans un rayonnement, issu du foudre que tient l’aigle de Jupiter, et qui n’est pas une pluie d’or, mais de perles. On les voit se transformer en pièces d’or, au niveau de la grosse bourse, et de la coupe remplie dans la main de l’entremetteuse. C’est en somme par l’intervention de Mercure que la semence de l’aigle se transmute en espèce monnayable pour la courtisane.
Le sourire du dieu place la composition sous le signe de la fantaisie, voire de la facétie, et nous incite à la lire comme une oeuvre profondément personnelle, concertée entre le peintre et son mécène. C’est d’ailleurs le seul tableau que Goltzius signe de son nom complet, à un endroit stratégique, sur la tranche de la cassette remplie d’or ( [6], p 33). Réalisé au moment où le graveur se tourne vers la peinture, le tableau est une sorte de « pièce de démonstration » destinée à faire valoir sa capacité à peindre le nu avec la perfection italienne ( [6], p 35).
Une lecture possible est de considérer le coin supérieur gauche comme une sorte d’emblème illustrant, par des objets en double, le couple Goltzius / Ferreris :
- au peintre (en bleu sombre) l’Honneur, les ailes de l’aigle, le foudre, la petite bourse et la pluie de perles (triangle bleu) ;
- au banquier (en bleu clair) l’Or, les ailes du casque, le caducée, la grosse bourse, et les objets précieux répandus sur le sol.
Le reste de la composition met en scène le couple principal, celui de la courtisane (en rose) qui magnifie l’entremetteuse (en rouge) :
- la chevelure savamment coiffée surclasse le voile ;
- la cassette remplie à ras bord surclasse la petite coupe ;
- la jeune poitrine surclasse le sein flétri.
Dans un jeu purement formel, les mains se répondent en pivotant d’un quart de tour :
- à la main gauche qui dort répond celle qui réveille ;
- à la main droite qui effleure le sexe répond celle qui tient la coupe.
Les deux anges qui ouvrent le lit se rattachent également à ce couple.
Les objets du premier plan racontent leur propre histoire. Les chaussures et le pot de chambre s’inscrivent dans l’érotique de la chambre à coucher : on les trouve déjà dans une des premières gravures à succès de Goltzius, où le pot de chambre renversé constitue une métaphore assez audacieuse du viol, complétant la dague phallique.
Ainsi le pot de chambre de Danaé est une sorte d’autocitation. D’autant plus que le bras de l’entremetteuse, touchant son épaule de la main gauche, rappelle celui de Sextus Tarquin touchant l’endroit où Lucrèce, de honte, enfoncera sa propre dague [8]. Ce jeu d’autocitation se combine peut être avec une allusion plus salace dans laquelle le récipient de cristal, grâce à la pluie d’or [9], se transforme en un hanap doré qui, pour les amateurs de mythologie, synthétise la suite de l’histoire :
Un Pan lubrique porte la coupe frappée de l’aigle, le couvercle étant surplombé par Persée coupant la tête de Méduse : Persée, le fils de l’union aurifique entre Jupiter et Danaé.
Goltzius reprend gaillardement le thème du couple dépareillé et insiste sur le flux d’or qui coule du pichet vers la bourse, inversant le cours naturel des choses.
Gravure de Jacob Goltzius (II) d’après Hendrick Goltzius
Gravée par le fils de Goltzius, cette version habillée affiche une moralité en béton :
Laissons de côté la vieille femme froide, la jeunesse est faite pour la jeunesse. Je ne veux pas me laisser prendre par l’argent, l’amour est doux à l’amour
Frigida cedat anus iuveni juvenilia grata non opibus capior , dulcis amore amor est
Néanmoins l‘interversion des attributs – la bourse aux pieds de la vieille, le pichet aux pieds du jeune homme – sous-entendent que sa résistance n’est que de façade.
La bourse après Goltzius
Jacob Matham, vers 1621, Rijksmuseum
Cette gravure du beau fils de Goltzius repend le thème habituel du vieillard et de la prostituée. La bourse phallique est posée bien en évidence au centre, en pendant avec le verre de vin que tient le jeune homme, probable souteneur.
Ce n’est pas assez, pour l’insensé, de payer tribut à la luxure,
Que les dés nuisibles ne lui arrachent les moyens qui lui restent.
Nec satis insano censum profundere luxu
Noxia ni reliquas alea carpat opes.
Non seulement la boisson conduit à un sentiment impudique,
mais le jeu, au lieu de profits, n’apporte que tromperie.
Niet gheeft des drancks onmaet alleen oncuysschen zin
Maer teghen alle baet brenght spel en tuyschen in
Cette planche d’un recueil de gravures ouvertement érotique rend éclatante l’équivalence phallique entre la bourse, dont le manche est agité par le vieillard, et l’épée, dont le pommeau est effleuré par le jeune homme :
Et le jeune homme et le vieil homme branlant le peuvent l’un et l’autre.
Cependant le jeune homme n’est jamais lent.
Et juvenis tremulusque senex uterque posissit
Ast juvenis numquam segnior esse solet
Les jeunes, ils ne peuvent pas le faire seul,
Sauf qu’ils sont plus rapides
junge die könnens nicht allein
allein dass sie geschwinder sein
La cornemuse
La cornemuse évoque les plaisirs de la danse et de la musique, campagnarde ou militaire, tandis que sa forme, poche et bourdons, l’assimile inévitablement aux organes masculins.
Blason avec cornemuse et trompettes,
Gravure de Huquier d’après Watteau, vers 1735, Livre nouveau de differents Trophées, planche 2Ces deux significations sont inextricablement imbriquées, mais il existe quelques exemples ou la symbolique génitale domine.
Italie, 1470-80 (recto), NGA, Washington
Cette plaque gravée sur ses deux faces de motifs érotiques est très difficile à interpréter (pour l’autre face, voir L’oiseau licencieux). Selon l’analyse très complète d’Anthony Colantuono [10], il faut voir au centre une maîtresse femme, assise sur un sac opulent et ayant déjà pris dans ses fils de nombreux mâles (les fuseaux dans le panier). L’homme de gauche, qui taille d’un air piteux des louches queues en bas, béret et pénis flappi, flanqué d’un garçonnet tenant un petit oiseau, semble l’image de la virilité vaincue. A l’inverse, le cornemuseux à l’écart, au bonnet rigide, ayant pendu à son tuyaux une amulette en forme de phallus, apparaît comme une figure plus positive.
On peut compléter et nuancer cette interprétation en remarquant que les louches font pendant aux fuseaux : si ces dernières symbolisent l’organe masculin ficelé par la féminité, les louches pourraient symboliser le désir de le plonger dans la soupière : d’autant plus que le nom de l’ustensile – cazzuola – renvoie à celui de l’organe – cazzo ( [11], p 97) . Ainsi la multiplicité des fuseaux et des louches ne signifierait pas un nombre important de partenaire, mais la répétition et la prolifération inhérentes à la sexualité. En contraste, le cornemuseux se satisfait en tripotant sa pipe et en se soulageant dans un baquet, ne produisant rien d’autre que de l’ordure. Ses pieds dépareillés, l’un nu et l’autre chaussé, indiquent ordinairement la folie.
Ainsi l’idée de la gravure est probablement, de part et d’autre de la femme en position centrale, un détournement ironique du Choix d’Hercule, entre deux conditions misérables :
- à gauche la malédiction de la sexualité ordinaire, vouée à la production et à la procréation ;
- à droite les plaisirs solitaires et la folie.
Brueghel l’Ancien, 1562, NGA
Brueghel s’amuse à comparer la taille imposante de l’instrument, et la taille modeste de la braguette.
Monogrammiste IB, 1525-30, Rijksmuseum
Jouer assèche le gosier, et la jeune femme offre à boire au cornemuseux. Son index désigne la cruche qui s’entrebaille ainsi que son bas-ventre, nous donnant la clé du symbole. Cette conjugalité de la cornemuse et de la cruche va devenir un poncif de l’époque.
La composition de Hemessen était probablement le second panneau d’un pendant, que Peeter Baltens a regroupé en une seule gravure :
Maintenant pleurer icy voyez l’Espousée, qui de rire au lit se tient bien assurée.
- à gauche la mariée éplorée est accompagnée par son mari, tenant deux objets au symbolisme transparent : la bougie pour la nuit de noces et la cruche pour les ablutions ;
- à droite le cornemuseux et la joyeuse commère amorcent un cortège paysan, qui est par contraste l’image d’un couple expérimenté : tuyaux multiple, beurre et cruche ouverte.
Jan van Hemessen (attr), vers 1550, Fine Arts Museums of San Francisco
La partie « cortège » évolue vers une scène de genre autonome, où la femme vieillie s’empare avec autorité, en ouvrant sa cruche, du tuyau qu’elle convoite.
Pieter Huys 1571, Gemäldegalerie, Berlin
Le thème fusionne ici avec celui du client rincé par la vielle prostituée, qui tient le cordon de sa bourse :
Oh, laisse tomber, c’est en vain,
ma bourse est prise.
Tu l’as vidée
et déjà ma pipe ne fait plus de bruit
Ay laet staen, tis verloren
mijn Borse ghegrepen
Ghy hebtse gheleecht
en mijn pijp al uuyt ghepepe(n)
Vers 1570, série Ten Roundels for Trenchers d’après Maarten van Cleve
Dans des dialogues savoureux, ces deux gravures établissent une équivalence symbolique entre saucisse et cornemuse, d’abord flatteuse puis piteuse :
– Theissgen, ce n’est pas bien de ta part, que tu prennes la meilleure (saucisse)
– Oui femme, mais pour que tu le croies, tu devrais venir et mesurer toi-même.
– As-tu bien touché mon instrument ?
– Oui, mon ami, il titube, il ne tient jamais debout.
– Dasselb sich, Theißgen, gar nich zampt, Daß ihr die aller beste nempt.
– Ja frau, und daß ihrs glaubet haß, So kompt und nempt selb die maß.
– Habt ihr mein rommel wel betast
– Ja freunt, er wanckt, steht nimer fast.
Les légendes en latin et en allemand développent la même idée : celle de la déception féminine quant à la tenue de l’instrument :
Elle est pesante ta mentule, ô berger, mais elle ne tient pas.
Et son travail ne s’érigera jamais assidument.
Propendet nec stare potest tibi mentula, pastor
Ac eriget numquam sedulitate labor
– Veux-tu toucher ma cornemuse ?
– Oui, mon ami, elle flageôle et ne tient presque jamais
Habt ihr mein Sackpfeiff woll betast
Ja Freund er wanckt steht nimmer fast
La version française, parue vers 1680 [12] , appuie sur le thème de la déception féminine :
Ta musette s’étend si je la touche un peu
Dans l’exercice elle enfle & se redresse
Mais dès qu’elle a joué son jeu
Sa flûte tombe à la renverse.
Frans Hals, 1616-17, Metropolitan Museum of Art
Le tableau dépeint deux personnages traditionnels de ces agapes [13] :
- à droite Hans Worst, une saucisse suspendue à son béret ;
- à gauche, Pekelharing, portant une guirlande composée de gousses, de saucisses, d’oeufs percés, de harengs secs et d’une patte de porc, qui symbolisent les jouissances auxquels le Carême va mettre fin.
La cornemuse aplatie sur la table s’inscrit dans cette thématique de la fin de la fête charnelle.
Le personnage central est dénoncé, par sa pomme d’Adam, comme un jeune homme travesti. Son index droit désigne d’ailleurs, en rigolant, l’emblème androgyne que constituent la saucisse unique, et le couple de saucisses de la guirlande. L’autre main s’apprête à saisir une des nombreuses saucisses du plat, signalant qu’il a encore de l’appétit et s’apprête à répondre favorablement à l’index suggestif de Hans Worst.
Gravure de Cornelis Bloemaert d’après Abraham Bloemaert, vers 1630, Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-Main
Le tambour à friction est un autre instrument du folklore du Mardi Gras, où les enfants allaient de porte en porte quémander des friandises ou de la monnaie ( [14], p 230). Par rapport à d’autres représentations du même sujet, le jeune joueur arbore ici une panoplie particulièrement chargée : des objets carnavalesques (le collier de saucisses, la cuillère), des emblèmes de la folie (la queue de renard, la clochette), mais aussi des plaisirs (les cartes à jouer, l’aile d’oiseau passée dans le chapeau, le pichet de bière accroché à la ceinture).
Son sourire de complicité et son geste significatif pourraient sous-entendre qu’il revendique une activité sexuelle, mais le texte reste prudent :
Voyez le fou du Mardi gras
Voyez- le qui vient avec son Rommelpot
Prêtez l’oreille à sa chanson , bonnes gens
donnez-lui un biscuit du pot (ou de la poële)
Siet de Vastel-avonts Sot
Comt hier met de Rommelpot,
Hoort hem singen, lieve man
Geeft een Koeckjen wyt de kan
Gravure de Cornelis Bloemaert d’après Abraham Bloemaert, vers 1630, Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-Main
Cette autre gravure de la même série est intéressante par les textes qui l’accompagnent, assez alambiqués mais dépourvus de toute connotation sexuelle : il s’agit ici simplement de dénoncer la paresse des paysans :
L’odeur de la sueur bouillonnante ne sentira pas bon à ces narines
tant qu’un hymne à la cornemuse réjouira les paysans.
Naribus his fervens numquam bene sudor olebit,
dum juvat agricolas utriculare melos
Je ne me soucie ni de la charrue ni de la bêche, tant que mes tuyaux me rapportent plus d’argent.
In ploech noch spadij en heb ick sin , Soo lang ick hier min duijtjen win
Andrea Sacchi, 1641, MET
Le clavicytherium central [15] est orné de deux figurines : un faune enchaîné et Daphné se transformant en laurier. Elles font écho à deux des protagonistes : Marsyas attaché à un arbre et Apollon brandissant la couronne de lauriers de la victoire : on sait qu’à l’issu d’un défi musical entre le silène et le dieu, Marsyas perdit et finit écorché. La cornemuse jetée à terre euphémise cet arrachement, tout en symbolisant la musique populaire opposée à la lyre savante d’Apollon.
La gradation, de droite à gauche, entre les trois instruments – la cornemuse minuscule, la lyre et le clavicytherium démesuré, suggère que, par le sacrifice d’une partie minime de sa personne, le castrat prodigieux a bien mérité sa couronne.
Devant une Vénus alanguie, ce Cupidon fessu se voit affublé d’un priapisme printanier.
La saucisse
Giacomo Franco, 1520-60
Le second degré de comique tient au goître des deux vieilles, qui complète malicieusement l’objet de leur intérêt.
Cornelis Cornelisz. van Haarlem, 1595, Sotheby’s 10 juillet 2014
Amusante et même populaire à la fin du XVIème siècle, la saucisse est rapidement devenue inacceptable et a été recouverte. On connaît au moins deux autres versions, où elle a été remplacée dans un cas par une corne d’abondance, dans l’autre par une chouette [16].
Caspar Netscher, 1668, Schloss Wilhelmshöhe, Kassel
« Comme le montrent les étagères et les bocaux à l’arrière-plan et la balance suspendue au plafond, l’action se déroule dans une pharmacie, où un vieil homme masqué en costume de théâtre offre une grosse saucisse – l’une d’une énorme pile qu’il a devant lui dans un réchaud en or ouvragé – à deux dames magnifiquement habillées. Pendant ce temps, un fou pose sa main sur l’épaule de l’une d’elles et lui offre également une saucisse. Un charlatan masqué à l’arrière-plan à gauche, dont la chaîne en or ridicule est en contradiction avec sa prétendue science, regarde attentivement un flacon d’urine dans lequel, une fois de plus, on peut voir une saucisse. Il a également une saucisse posée devant lui et d’autres pendent autour de son cou. Il y a même des saucisses suspendues au plafond. Pour compléter cette comédie érotique, un compas et une règle sur le sol permettent de vérifier la taille des saucisses. Il ne s’agit évidemment pas d’une véritable pharmacie, mais d’une véritable pharmacie. Il s’agit d’une scène de théâtre, vu le lourd rideau du fond et les vêtements des personnages… Dans le personnage masqué et barbu, on reconnaît aussi le vieux marchand sournois Pantalone de la Commedia dell’Arte, qui essaie toujours en vain de s’emparer de l’argent et des femmes. Il n’est pas étonnant qu’il joue ici le rôle d’un apothicaire vendeur de saucisses : les apothicaires étaient souvent considérés comme des charlatans. Pantalone et ses collègues comiques étaient bien connus pour se comporter de temps à autre de manière obscène. » Jasper Hillegers ( [17], p 131)
Ce commentaire manque à mon avis l’objet-clé qui explique la scène, à savoir la balance, qui penche bizarrement du côté où il n’y a qu’une seule saucisse. Pantalon arbore habituellement une volumineuse braguette, pour attirer l’attention sur une virilité dont chacun, autour de lui, sait qu’elle appartient au passé. Or ici il cache cette spécificité et la remplace par un étalage de saucisses. La balance penche du côté du fou, indiquant que la jeune femme en robe jaune préfère la saucisse unique, mais juvénile : nous sommes ici dans un renversement du thème conventionnel, que nous pourrions baptiser « le couple réassorti ».
Dans un second renversement, on remarque que le jeune fou est de mèche avec son maître masqué, et que la femme en bleu regarde avec intérêt l’abondance de saucisses : sans doute subodore-elle que le faux vieillard cache un vrai Don Juan.
Le sujet profond du tableau serait en définitive : « se fier ou pas aux apparences ».
Le pouvoir des pointes
Des dards de Cupidon à la lance d’Apollon, de Mars ou de saint Georges, le pouvoir de pénétration des pointes leur confère une force symbolique irrésistible. Je me limiterai ici à deux exemples amusants.
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Spranger, 1607-09, Kunsthistorisches Museum, Vienne
A angle droit des pubis infantiles des divins époux, la rencontre des deux outils mime une rencontre charnelle : la lime n’aiguise pas la pointe, mais peaufine le manche, dans un mouvement alternatif que contrarie la force de l’étau. La plaisanterie vient ici du fait que Vulcain ne travaille pas pour son sa propre compte, mais pour celui de son rival, Mars, dont il fait forger le bouclier par ses aides et dont il a terminé la cuirasse, le casque et maintenant la lance. D’où le regard amusé de Vénus, qui le gratifie d’une caresse dans le cou, tout en pensant à son amant.
Assis incommodément sur une enclume pointue, Cupidon tente d’attirer l’attention de Vulcain pour qu’il répare la corde cassée de son arc. Le petite pointe de sa flèche vient comiquement se comparer avec la grosse lance de Mars.
– Eh, crois-moi, le centre de l’anneau, Ô Vierge, je le toucherai.
– Si tu le touches, tu es un grand homme, et je ne te serrerai pas moins.
Pol : crede mi , centrum anulli, O Virginella tangam.
Si tangis es vir ingent Magni , minus nec angam .
Vierge délicatement belle, reste tranquille, je veux frapper le petit anneau.
Mon cœur, je resterai tranquille, si c’est ta volonté, frappe droit, ne me fais pas manger
Zart schön Jungfraw haltet fein still , Das Ringlein will ich treffen.
Herz , ich halt still , ists euer will , trefft recht thut mich nicht essen
Plus petit est l’anneau plus je pique & j’avance,
Je suis à cette liste adroit,
Je vise si roide & si droit
Que toujours au milieu je sais placer ma lance.
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Jürgen Müller « Sex um 1600: Hendrick Goltzius’ graphische Folge Wege und Mittelzum Glück in neuer Deutung » https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/5282/1/Mueller_Sex_um_1600_2013.pdfs [6] Eric Jan Sluijter « Emulating Sensual Beauty: Representations of Danaë from Gossaert to Rembrandt », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 27, No. 1/2 (1999) https://www.jstor.org/stable/3780877 [7] Pour Goltzius, le couple Honneur/Richesse n’est pas conçu comme une opposition mais comme une complémentarité espérée :
1582 Hendrick Goltzius, Rijksmuseum
Si seulement Richesse et Honneur nouaient alliance, ils engendreraient pour l’homme le repos sans discorde qu’il désire.
Mutua Divitiae et Laus si modo foedera nectunt
Optatam parient homini sine lite Quietem
On notera le débordement du pied hors du cadre, qui évoque une autre élongation.
[8] Rachel Wise, Hendrick Goltzius’s Lucretia abd the Eighty Years’ War, dans Violence, Trauma, and Memory: Responses to War in the Late Medieval and Early Modern World, 2022, p 182 [9] L’assimilation de la pluie d’or à l’urine de Jupiter est explicite dans un dessin de Wtewael, qui place le pot de chambre à l’aplomb d’une bourse phallique :