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La « chose la plus importante » que les Beatles et les Rolling Stones aient jamais faite, selon Keith Richards

Publié le 09 décembre 2024 par John Lenmac @yellowsubnet

Au tournant des années 1960, il est difficile d’imaginer à quel point l’univers musical était différent avant l’avènement des Beatles et des Rolling Stones. Pour ceux qui n’ont pas vécu cette période, le paysage sonore des dernières années 1950 et des tout premiers instants de la décennie suivante était encore fortement ancré dans une forme de linéarité. Le rock ‘n’ roll, alors émergent, reposait sur une poignée de pionniers américains—Chuck Berry, Little Richard, Elvis Presley—dont l’énergie brute, la présence scénique et l’impertinence symbolisaient un premier rejet des conventions. Ils furent les chantres d’une nouvelle mentalité juvénile et posèrent les fondations de la rébellion des années 1960, marquant une nette rupture avec l’esthétique des big bands qui avaient régné durant la guerre et l’immédiat après-guerre.

Mais si ces figures américaines donnèrent le ton, ce sont les Beatles et les Rolling Stones qui, venus d’Angleterre, saisirent le relais et le poussèrent à son paroxysme. Il est vrai que leur approche musicale différait sur bien des aspects—les mélodies plus pop et les harmonies soignées des Beatles contrastant avec le blues abrasif et le caractère plus « sale » des Stones—mais, au fond, ces deux groupes incarnaient une même audace. Leurs paroles, leur style, leur façon de s’adresser à une jeunesse en ébullition et de traduire ses espoirs, ses frustrations, ses désirs et ses colères contribuèrent à la montée en puissance de la British Invasion. Alors que la rébellion des années 1950 avait été un phénomène presque souterrain, confiné dans certains milieux et stigmatisé, celle du début des années 1960 s’imposa comme un fait culturel majeur, transformant durablement la société en épousant, voire en anticipant, l’évolution des mentalités.

Les Beatles et les Rolling Stones, mais aussi d’autres groupes qui suivirent dans leur sillage, réinventèrent le statut même du musicien pop/rock. Ils ne se contentaient plus de produire un tube unique, de faire danser les foules sur un 45 tours, puis de disparaître aussitôt. Ils remodelèrent les codes de la création en studio, du travail sur la forme et le contenu des chansons. Leur héritage ne se limite pas seulement aux innovations musicales—comme l’introduction d’instruments inhabituels, l’exploration de territoires harmoniques et mélodiques inédits, ou encore le recours à des effets sonores et technologiques avant-gardistes—mais s’étend à la conception même de l’album, désormais pensé comme une œuvre cohérente plutôt que comme un simple support marketing.

Selon Keith Richards, guitariste légendaire des Rolling Stones, c’est précisément là que réside l’un des apports fondamentaux de son groupe et des Beatles. Dans une interview accordée à Guitar Player en 1989, alors que les Stones venaient de sortir Steel Wheels, leur grand retour créatif après une période de flottement, Richards souligna que les deux formations avaient contribué à bouleverser le rapport traditionnel entre single et album. À l’époque où le rock commençait tout juste à s’imposer, l’album n’était qu’un faire-valoir : on y trouvait un ou deux tubes forts, destinés à être vendus en 45 tours, tandis que le reste était vu comme du « remplissage ». Même chez des artistes aussi talentueux que Smokey Robinson ou les autres vedettes de la Motown, l’album était conçu avant tout comme un produit dérivé, un complément visant à maximiser les revenus, sans autre ambition.

L’une des révolutions essentielles menée par les Beatles et les Rolling Stones fut de traiter chaque morceau comme un potentiel single, indépendamment de son rôle commercial immédiat. Ils s’acharnaient à conférer à chaque chanson une qualité intrinsèque, refusant d’écrire, d’arranger ou d’enregistrer des titres purement anecdotiques. Cette nouvelle approche, qui prit racine dans leur volonté d’expérimenter et de repousser les limites du format pop-rock, a eu pour conséquence de revaloriser l’album en tant qu’œuvre globale. Peu à peu, le public prit conscience de ce changement : au lieu d’être un achat secondaire, l’album devint un support majeur, un terrain d’exploration artistique où la cohérence, la diversité des ambiances, le cheminement des idées et l’évolution d’un groupe au fil des morceaux pouvaient se déployer. Les fans ne se contentaient plus d’acheter un simple disque pour un hit ou deux, mais cherchaient à embrasser une vision d’ensemble, un univers sonore et narratif cohérent.

C’est grâce à cette impulsion que l’album a acquis un statut culturel incontournable, devenant au fil des années 1960 un objet d’une valeur artistique et économique supérieure au 45 tours. Les maisons de disques, d’abord réticentes, se rendirent bientôt compte de l’importance stratégique de laisser les artistes œuvrer à leur rythme, de les laisser peaufiner chaque titre, de ne plus les contraindre à une logique purement mercantile axée sur le single. Ironiquement, Keith Richards lui-même, homme de terrain et de pragmatisme, souligne que ce n’est pas parce qu’ils avaient désormais la liberté de prendre leur temps qu’il fallait nécessairement en abuser. Les Stones ont connu dans leur carrière des albums enregistrés en de nombreux mois, que le public a parfois boudés, prouvant ainsi que l’exercice de la liberté créative n’est pas une garantie en soi de réussite artistique ou commerciale.

Néanmoins, le choix était là. Grâce aux Beatles et aux Rolling Stones, l’industrie musicale s’était métamorphosée, offrant une palette de possibilités plus étendue. Les artistes pouvaient se permettre d’innover et de prendre des risques, de soigner l’ensemble de leur répertoire plutôt que de se limiter à quelques titres phares. Le développement du concept d’album, envisagé comme un tout cohérent et exigeant, est sans doute l’une des contributions majeures de ces deux groupes phares des années 1960 à la culture musicale mondiale. C’est ce tournant historique qui a ouvert la voie à des générations d’artistes, permettant l’émergence de chefs-d’œuvre conçus comme des voyages sonores, des manifestes artistiques complets où chaque piste compte, chaque détail importe, et où l’auditeur est invité à une expérience immersive et globale, bien au-delà du simple plaisir d’un tube passager.


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