À première vue, Frank Sinatra et John Lennon ne pourraient pas être plus opposés, tant sur le plan artistique que générationnel. D’un côté, Sinatra, alias « The Voice », le crooner ultime, héritier des Big Bands, produisant une musique inspirée du jazz des années 1920 et 1930, ancrée dans une tradition scénique où l’artiste était avant tout un interprète. De l’autre, John Lennon, un des esprits créatifs les plus influents du rock moderne, auteur-compositeur engagé, incarnant à la fois la modernité pop des années 1960 et la rupture avec le modèle des stars du music-hall. Pourtant, malgré cette distance entre l’âge d’or hollywoodien et la révolution culturelle initiée par les Beatles, une chanson a réussi l’exploit de rapprocher ces deux monstres sacrés de la musique : « Reminiscing » du Little River Band.
Sommaire
- Sinatra, Lennon et l’écart de générations
- Le pont improbable : « Reminiscing » (1978)
- Lennon et Sinatra, unis dans l’écoute d’une même chanson
- Au-delà des divergences, la musique comme langage universel
Sinatra, Lennon et l’écart de générations
Au milieu des années 1960, la popularité des Beatles est à son zénith. Ils composent leurs propres chansons, maîtrisent leur image et leur son, redéfinissant le rôle du musicien populaire. Ils sortent l’industrie musicale de l’ère des Tin Pan Alley, où les interprètes se contentaient souvent de chanter ce que d’autres avaient écrit. Pour Frank Sinatra, né en 1915, c’est un bouleversement culturel. Le Rat Pack dont il est la figure de proue – avec Dean Martin, Sammy Davis Jr., Peter Lawford et Joey Bishop – représente une époque révolue, synonyme d’élégance vestimentaire, de glamour hollywoodien, mais aussi d’une certaine forme de détachement, de divertissement pur, sans l’engagement artistique ou politique qui marquera le courant rock.
Les Beatles, eux, détonnent : coiffures longues, mélodies inédites, guitares électriques, aspirations pacifistes, psychédélisme. Ils incarnent la jeunesse de l’après-guerre, prête à renverser les codes. John Lennon, en particulier, navigue entre humour acerbe, lyrisme poétique et prise de position sociale. Au moment où le Rat Pack décline, Lennon devient une icône d’un nouveau monde. Les critiques fusent parfois dans les médias : Sinatra, qui n’est pas le plus grand admirateur de la jeunesse chevelue, voit d’un œil sceptique ces « kid singers ». Un article marquant, celui de Gay Talese en 1965, « Frank Sinatra Has A Cold », évoque même, en filigrane, l’incompréhension de Sinatra envers ces nouveaux rockers. Lennon, piqué au vif, aurait pu répliquer avec la chanson « And Your Bird Can Sing » – un pied de nez artistique peut-être adressé à une figure comme Sinatra, symbole d’une époque passée.
Le pont improbable : « Reminiscing » (1978)
Au fil du temps, cependant, les querelles de génération s’estompent, les carrières évoluent, les contextes changent. Les Beatles se séparent en 1970, Lennon entame une carrière solo marquée par des hauts et des bas, entre l’engagement pacifiste et des moments de trouble personnel. Sinatra, de son côté, navigue dans une fin de carrière oscillant entre come-backs et semi-retraits, demeurant un monument vénéré mais évoluant dans un paysage culturel qui n’est plus tout à fait le sien.
C’est dans ce contexte, à la fin des années 1970, que surgit « Reminiscing » du Little River Band, composée par Graeham Goble. Sortie en 1978, cette chanson est un hommage direct à la période que Sinatra incarnait : les comédies musicales hollywoodiennes, le romantisme élégant des années 1930 à 1950, et la nostalgie d’une époque révolue. Pour Goble, originaire d’Adélaïde, « Reminiscing » est la cristallisation de l’« American romantic era », une période rêvée, idéalisée, où l’amour et la légèreté semblaient régner sur les grands écrans et dans les salles de bal.
Lennon et Sinatra, unis dans l’écoute d’une même chanson
Ce qui est remarquable, c’est la réaction de Lennon et de Sinatra face à « Reminiscing ». John Lennon, pendant sa période dite du « Lost Weekend » (1973-1975), une parenthèse de 18 mois passée loin de Yoko Ono, entouré de May Pang et d’autres amis, adopte cette chanson comme bande-son intime. May Pang décrit « Reminiscing » comme « leur chanson », celle que Lennon écoute en boucle, peut-être parce qu’elle évoque une forme de romantisme et d’innocence perdue, ou parce qu’elle offre un refuge chaleureux dans un moment de confusion personnelle.
De son côté, Sinatra, alors au crépuscule de sa carrière, salue la chanson comme « le meilleur titre des années 1970 ». Ce compliment est immense, venant d’une légende souvent peu encline à apprécier la musique pop de l’ère post-Beatles. C’est dire la qualité intemporelle de ce morceau, capable de toucher aussi bien un crooner légendaire qu’un ancien Beatle, pourtant si différent dans sa démarche artistique.
Au-delà des divergences, la musique comme langage universel
L’histoire de « Reminiscing » prouve la capacité de la musique à transcender les barrières générationnelles, stylistiques et culturelles. Elle réconcilie en quelque sorte deux visions du monde : celle de Sinatra, éternel symbole de l’élégance rétro, et celle de Lennon, figure centrale de la contre-culture et du renouveau pop. Dans la nostalgie de « Reminiscing », ils trouvent un terrain commun, une émotion partagée qui fait fi du fossé de plusieurs décennies entre leurs univers respectifs.
L’ironie est que ce rapprochement s’opère sur une chanson créée par un tiers, le Little River Band, loin des feux de Tin Pan Alley et du rock révolutionnaire de Liverpool. Cette rencontre inattendue illustre que, quels que soient les parcours, les divergences philosophiques, politiques ou esthétiques, une chanson sincère, bien construite et portée par une mélodie marquante possède le pouvoir de réunir. Elle devient un pont imaginaire, permettant à Sinatra et Lennon, deux monuments de l’histoire de la musique, de se retrouver, ne serait-ce qu’un instant, du même côté de la passerelle.