Fil narratif de médiation culturelle à partir de : « The Aching », Samir Kennedy, octobre 24 à la Ménagerie de Verre – Mircea Cartarescu, « Théodoros », Éditions Noir sur Blanc – Dans l’atelier du peintre E.D.M. – des fenêtres, des livres, des rituels, du lu et du non-lu, du vu et du non-vu… – Publié le jour de la mort de Jacques Roubaud, 92 ans –
Comme de jouer à la roulette russe avec ses milliers de livres accumulés, amalgamés à sa lecture du monde organique, personnelle et galactique
En guise de détente, comme d’autres regardent la télévision, jouent aux cartes au bistrot entre copains, astiquent leur collection de timbres ou performent des achats compulsifs dans le Cloud, il pérégrine dans le vaste séjour, mimant une irrémédiable et interminable flânerie mentale. Il navigue lentement dans les vides, cabotage entre les meubles, il accoste le dossier d’une chaise, la remorque au plus près des côtes-bibliothèques, s’assied, jette l’ancre. Il semble entreprendre de reprendre ses esprits, partiellement en vain, convaincu de s’attaquer à une cause perdue, puisant un certain bonheur aux caresses des filaments des « qui suis-je ? » et « où suis-je ? ». Puis, un déclic, un ressort joue – selon quel appel ? -, et le bras droit se déplie, se lève, se déplace, hésitant, déploiement un peu syncopé, main tendue. L’index accroche le dos d’un livre, au hasard, la main l’extirpe de la rangée, le ramène vers lui. Il l’ouvre à l’aveugle et se plonge dans les lignes imprimées, absorbe une bouffée de phrases, les premières qui sautent aux yeux. Se souvient-il de les avoir déjà lues il y a des années, peut-être des décennies ? Quel souvenir, quelle trace, quel sédiment ? Ce fragment exhumé lui permet-il d’appréhender le corps textuel global de ce livre, tel qu’il le rencontra, le traversa, l’absorba, l’intégrant à son propre corps ? Dans quelles circonstances a-t-il croisé le chemin de ce livre (quelle en est l’étendue et ramification du paratexte )? Comment vivait-il à l’époque, quelle était l’atmosphère de ses journées, de ses nuits? Quel était l’état de son imaginaire, avant, pendant et après cette lecture ? Quel était son confort ou inconfort de lecture ? Solitaire ou en compagnie, avec qui ? Avait-il encore à ses pieds, dans la nuit, un grand chien couché à ses pieds ? Quelles relations, quel travail, quelles espérances inféraient avec le sens qu’il attribuait aux mots, aux images lues, aux mécanismes du récit, aux personnages ? L’archéologie de ses lectures proprement dites, reste vague, et celle de leurs contextes, approximative, beaucoup de questions restent sans réponse. Il réinsère le volume dans sa rangée serrée, recommence l’opération, sans se lasser.
Poussières de non-lu prélevées sur une autre planète
Les yeux s’attardent, musardent sur les pages, cherchent l’intertexte, furètent entre les lignes, tout est à reprendre. Pourtant il y a bien « quelque chose », dans chaque volume ouvert, qui fait signe, relié au reste indéfinissable de toutes les lectures amalgamées à tous les vécus ; c’est-à-dire, dans le fil de la lecture et l’absorption du lu, il a toujours eu le sentiment que subsistait du non-lu, inaliénable, malgré sa vigilance, et propre à chaque texte, chaque style, et que c’est cela qui lui importait peut-être le plus de « sentir », le non-lu juste appréhendé, aperçu, caressé, inséparable de son « lu » correspondant, spécifique. C’est cela, la part irréductible de la lecture, qui intègre le vécu, cesse d’être assigné au seul registre de la littérature. Chaque non-lu, singulier, fenêtre à travers laquelle il cherchait à embrasser la totalité du paysage de sa vie. Ou plutôt, un peu plus décentré : le lu, au fur et à mesure de sa progression, découpe dans le non-lu traversé, des fenêtres familières, indispensables à la lecture, à travers les vitres desquelles il n’a pas le temps de vraiment regarder, l’attention étant principalement captée par la part la plus visible de la narration. Ouvrant les volumes puisés au hasard, il lit des morceaux à voix haute, élocution malhabile, mécanique, timbre approximatif, enroué, vibrato incontrôlé, plus l’habitude. Les syllabes et consonnes crissent, tissent, s’éparpillent dans le silence du séjour, grésillement d’électricité statique. Il ne comprend pas ce qu’il lit, peine à le rattacher à un ensemble narratif dont il aurait déjà pris connaissance. Voilà, c’est brut, c’est le retour du refoulé du temps de lecture écoulé. Il faudrait donc tout relire, revivre tout ça, pour le resituer, l’éprouver vraiment, définitivement. Perspective utopiste qui se loge en un point de côté, une défaillance, comme chaque fois qu’il se heurte à l’irrémédiable sensation de n’être que sable qui coule et à l’impossibilité de recommencer autrement ce qui a été.
Livre lu en abîme
Parfois, en ouvrant tel roman qui, jadis, l’emporta très loin, lui fit oublier profondément le présent, ou bien tel essai brillant qui, comme on dit, lui ouvrit l’esprit, là, quand les pages s’entrebâillent à nouveau, il « voit » des choses, bien au-delà de l’imprimé, entre enchantement et effroi, non pas simplement un bout de texte, mais du texte enchâssé dans un autre texte dans un autre texte… jusqu’à embrasser ce qui précède le texte, lui préexiste, informel. Masse textuelle en abîme, en miroir, mêlée à la chair du vivant (mort incluse). A l’instar de ces deux adolescents, dans un roman de Cartarescu, s’introduisant en secret la nuit dans une église, pour aller voir ce que contient un reliquaire légendaire en forme de petite église, retenant leur souffle en soulevant le couvercle… « (…) Ils regardèrent dans l’arche, et soudain furent couverts de sueurs froides, car à l’intérieur ils se virent eux-mêmes, petits, de la taille d’un doigt, qui regardaient dans la petite arche, en pur argent, qui se trouvaient aussi dans une petite église, identique à la grande. Au même instant, le plafond de la véritable église où ils se trouvaient se souleva aussi avec ses tours, au-dessus de leurs têtes, et apparurent leurs visages gigantesques qui regardaient à l’intérieur, à la lumière d’une torche qui semblait éclairer le monde entier. Ils s’enfuirent, terrorisés par cette vision, laissant l’église grande ouverte. » (p.76) Mais lui ne s’enfuyait pas, il restait longtemps, amusé, sans sueur froide mais sourire sur les lèvres, livre ouvert sur les genoux.
Du jardin à la chaire marine translucide
Le vaste séjour prolonge le dehors, et vice-versa, juste une baie vitrée coulissante, et le jeu avec la bibliothèque s’exporte, sous d’autres formes, avec d’autres sortes de signes à décrypter. Il sort, hume les parfums, guette les bruits sur la petite route forestière reliant hameaux et cols, se dirige vers le jardinet, s’accroupit près d’un buis attaqué, l’épile patiemment de ses feuilles brunies, s’agenouille devant l’apparition de champignons dans le camaïeu de feuilles mortes, se penche vers les pommes évidées par le bec des merles où s’attardent et se gavent les frelons, s’assied dans l’herbe et sarcle la terre au pied de quelques asperges, avec un outil léger, pensant au futur printemps. Chaque station comme l’écoute d’une chanson silencieuse, vibrations émises par les éléments qu’il touche, du regard ou de la main, une bulle d’ondes harmoniques, lointaines, un horizon mélancolique bruissant dans quelques détails du sol, du végétal, des traces animales, dans lequel il bascule, contemplatif, indéfiniment fœtal, recueillement apaisant, terminal. Attendant la foudre, l’attaque cardiaque radicale, l’accident cérébral irrémédiable et instantané ? Il retrouve dans ces infimes recueillements ponctuels, – comme l’eau au fond des trous à la plage -, les heures innombrables et interminables où il n’était rien de plus qu’insecte sur le littoral, à absorber panoramiquement la mer depuis un promontoire intérieur, tout en pelletant le sable, modelant des formes de villes éphémères, des châteaux tentaculaires aux douves labyrinthiques, ne cessant de surveiller la marée du coin de l’œil, ne cessant d’humer dans les embruns d’écume et d’air salin, le goût de la chair translucide des vagues, scintillant et s’approchant, ayant l’impression de remuer sable et coquillage à l’intérieur même de cette chair translucide, immense, noyant la sienne, mêlée au ciel, aux nuages de la mer du Nord. Au jardin, agenouillé près du buis, de la pomme piquetée, du champignon inattendu, perdu dans ses contemplations, c’est comme s’il découvrait que sa vie, la vraie, n’avait cessé de se dérouler dans ses forteresses de sable bâties « pour les enfants », îles, promontoires, continents imaginaires dans les entrailles d’un animal fantastique le digérant lentement au fil des ans. « Chaque crête de chaque vague parmi les myriades qui enserrent les îlots, les rochers abrupts et les barques avec leurs voiles gonflées, aussi minuscules que des insectes sur la surface illimitée des eaux, reflète la gloire du ciel de mille manières, en chatoiements joyeux et en éclairs pointus comme des aiguilles et en frémissements d’étincelles, si bien que la chair translucide des vagues, ultramarine et vert turquin et pâle comme la turquoise, en continuels agitation et mouvement et désir d’union et gémissement d’agonie, et les strates superposées d’eau pesante et claire comme la pierre sur une bague sont le fantasme que tout mortel porte dans son cœur et dans son corps, car le sang y est une réminiscence de la mer. La mer est un seul animal vivant, une méduse translucide qui embrasse de ses membres les îles, les promontoires et les continents, leur donnant un éclat sans pareil. » (p.211)
Changer de disque
A d’autres moments, pour diversifier le jeu, boyaux pétris d’un silence bactérien assourdissant, il se plante devant les murs couverts de disques, tous, tous ayant été, au fil des années, arrachés au flux des nouveautés « cruciales », innovantes, issues souvent des zones alternatives auxquelles il avait accès par son job de médiathécaire, chaque fois pour saisir un éclat du présent complexe, de l’incompréhensible présent, pour en savourer-étudier ensuite, à loisir, la composition sonore, souvent des enregistrements produits par des micro-labels, édités en quantité limitée, qui disparaissent à jamais des radars si on ne les saisit pas à leur sortie confidentielle (si l’on se trouve au bon endroit). Il en extrait des pièces oubliés, depuis les profondeurs, essaie de se les rappeler, de les situer dans une écoute générale du monde, qui a été sa grande affaire, durant une part déterminante de sa vie, essaie de reformer en lui les sonorités, le langage musical du disque sélectionné, examinant la pochette sous toutes les coutures. La plupart du temps, il entend juste de la neige. Mais parfois, ça revient, il fredonne, approximativement ou visualise une sorte de partition graphique de ce que ces sons ont laissés en lui, sa manière de les déchiffrer à l’instinct (et relativisant l’opposition que certain-es postulent entre « son » et « visuel »).
Filaments bruitistes japonais et éloge de l’ombre
Il saisit un CD et ne le reconnaît en rien. En a-t-il fait l’acquisition personnellement, délibérément, décidé de l’inclure dans son accumulation personnalisée de musiques enregistrées ? Un cadeau ? Un disque trouvé ou prêté par quelqu’un qui ne l’a jamais réclamé ? A force de murmurer le nom de la musicienne renseigné sur la pochette, comme un mantra, de lire et relire le titre de l’album identique à celui des plages (différenciées les unes des autres par un numéro), de contempler le logo du label (Extrême), une enquête introspective lui restitue, vaguement, insidieusement des bribes de souvenirs presque effacés. Des sons ténus, accidentels, disruptifs, remontent à la surface. Le hasard fait bien les choses (ou n’est-ce pas le hasard, son cerveau, à son insu, sachant très bien quel disque il fallait exhumer, à cet instant, dans cette circonstance): cette musique convient parfaitement pour chorégraphier ses mouvements avec sa bibliothèque, ses pérégrinations dans le séjour, avec sa chaise, ses essais de lecture. « Filaments » de Sachiko M, (et Otomo Yochihide) il voit très bien, il l’entend encore très bien, à nouveau, maintenant, il n’a cessé de l’entendre. Il avait vu la musicienne japonaise, seule en concert, aux Instants Chavirés, dans l’obscurité, seule avec son ordinateur, visage concentré illuminé et happé par l’écran-monde, quelques câbles, des ondes, une sorte de protocole de soins, de désenvoûtement électromagnétique. Le numérique redevenu artisanal, la technologie sabordée, dépiautée, évoluant en bricolage ectoplasmique. Un public épars assis par terre. A peine des sons, en fait. Une modulation d’ondes qui laissent des trainées de vapeurs sonores. Diverses structures transparentes, silencieusement vibratoires, qui transportent le son. Accidentelles, aléatoires. Vibrations irrégulières, éphémères, s’éteignant ici, réapparaissant plus tard, en un autre point cosmique. Crépitement d’électricité statique. Feux follets sonores aux infimes crachotements spectraux. Rythmique anémiée mais insistante. Sifflements fluctuant , micros-acouphènes interstellaires. Quand il ferme les yeux, un ballet de filament ténus, instables, tels des synapses cherchant à interconnecter la myriade de lobes d’une matière grise invisible, immanente, omniprésente dans le vide sidéral, matière grise collective, mémoire dématérialisée de tous et toutes les disparues. Une tentative spatiale de se constituer d’autres corporéités interstitielles, vagabondes, évasives pour mieux rencontrer l’invisible et s’évader. Délicates archéologies, raffinées, de particules galactiques migrantes, selon la définition de galaxie de Neil Shubin (cité par Dipesh Chakrabarty) : « Chaque galaxie, étoile ou personne, est le propriétaire temporaire de particules qui ont traversé les naissances et les décès d’entités dans de vastes étendues de temps et d’espace. »
La danse et la douleur d’Eurydice
De jour en jour, de semaine en semaine, ces éclipses du temps ordinaire, ces jeux avec la bibliothèque, avec les micro-trouvailles du jardin ou encore sa discothèque, forment une ligne brisée mais structurante, des points éparpillés dans le vide, mais articulés. Un « motif cosmique » qui révèle une forme d’ascèse salutaire, sous-jacente, dont l’origine se perd dans la nuit des temps (en réalité la traversée turbulente de l’adolescence où le tracas religieux se mua en discipline de vie très ancienne). Les vertèbres qui situent son « temps à lui sur terre » dans l’éternité, en quelque chose de personnel, à l’image de l’obstination ondulatoire de son conatus (sa volonté de perdurer malgré tout) ! Une sorte de danse de la mémoire. « Je danse au gré de ma mémoire des textes et des musiques ». Mais pourquoi va-t-il chercher le terme de « danse » pour cet itinérance recluse, ponctuée de stases impulsives, méditatives, colorées d’endeuillement ? Il lui semble imiter ou accueillir quelqu’un qui vient danser en lui. Revivre une danse regardée, devenue sienne au fil des ans, au gré de l’avancée inéluctable de la tristesse. Quel en est le modèle ? Quels rites vus et peut-être pratiqués en quels ailleurs ? Il revoit une silhouette se déplacer, solitaire, sevré de tout contact humain objectif, sur la scène de la Ménagerie de Verre. Une sorte de lutteur, trapu et souple, s’échauffant sans jamais voir surgir quelque ennemi qui soit, arpentant un rivage des Syrtes intérieur. Samir Kennedy. Il marche, il déboule. Il se force à marcher et à arpenter. Comme quand on se dit, en pleine déprime, « allez, faut bouger ». Alors, on imite la marche, « emprunté », bravache, cherchant noise virtuellement à tout ce qui peuple le vide ; les pas affectés frôlent la danse propitiatoire. Il arpentait les fils qu’une tristesse infinie tisse de part en part du vide, comme une toile d’araignée, rien ne semblait pouvoir limiter ses pas dans le poids de l’absence, ceux-ci pouvaient le mener n’importe où, voire quitter la scène, faire faux bonds aux spectateurs, soumis à un bip sonore envoyé par un pilote automatique, décharge subliminale. Alternant langueur invertébrée ou énergie soudaine, irruptive, transgressive. Puis, il stoppait, amenait une chaise, s’y posait, ou s’affalait, comme s’il avait rendez-vous, là précisément, avec la mort ou le mort, la défiant même de venir. Il rompait le silence, se mettait à chanter. Comme au bout du bout d’une jetée vers le large embrumé. De vieilles chansons traditionnelles, mélancoliques. Il ne chantait pas pour le public, il avait su capté cette voix si particulière que l’on a quand on chante pour soi seul. Pleine de fantômes. Ca donnait le frisson. Son bras gauche envoûté, somnambulique, se dépliait, télescopique, s’élevait, la main droite palpant ses articulations, le soutenant, et cherchait à atteindre l’inaccessible, saisir l’invisible désormais personnalisé, le décomposé à jamais, et le ramener par ici, dans le champ du visible. Lui, en sa danse, voyait cet invisible, hanté, le poursuivait, lui rentrait dedans, le percutait. Répétant avec un style halluciné, obsessionnel, les gestes de l’irrémédiable, mimant le protocole de mettre fin à ses jours (le doigt sur la tempe), cherchant à entraîner dans sa peine des corps consolants, pris au hasard dans la salle avant de s’engluer dans le mélancolique morbide, mutant en fiancée de la Mort, en robe de fête lolita-kitsch, parure d’Eurydice à l’envers, pour pénétrer l’au-delà, aller rechercher le mort, le frère suicidé. La danse de la douleur, du deuil contagieux. Cette douleur qu’il fait danser en jouant avec sa bibliothèque, les livres lus enfouis dans l’oubli, recelant néanmoins ce qu’il fut et comment il est ce qu’il est, conservant les strates où se cristallisent pertes et découvertes, deuils et découvertes formatrices. Ses particules galactiques, singulières, activées par son temps de lecture, particules à lui, et qui lui survivront.
Tiroir coulissant d’images intérieures
Ses rituels de détente, à travers bibliothèque/jardin/discothèque de sa mémoire, créent des points de jonction extatiques ou désespérés, entre le temps terrien à lui, compté, et celui de la planète, incommensurable, une constellation protectrice, le plan d’une « bonne étoile » sous laquelle il serait né, et par où il espère dénicher une porte de secours. Les bouts de phrases réactivées lors du tirage au sort de livres, il en a perdu déjà le sens, n’en subsistent que des engrammes abstraits, bouts de circuits imprimés ; les remémorations de l’immensité marine au cœur de chaque recueillement jardinier s’éloignent, inaccessibles, murmure au fond d’une conque ; l’éloge de l’ombre sonore électronique japonais et les pantomimes mélancoliques du danseur dans sa toile, l’entourent à la manière d’hologrammes presque effacés. Autant de petites images, scénettes figées, pâlies, dans l’ambre translucide d’une seule coupe longitudinale de sa mémoire, pratiquée en un instant précis, et extraite d’un trait coulissant, qu’il élève ensuite à contre-jour, comme on regardait jadis des négatifs. Cette extraction coulissante d’images mentales lui rappelle le geste d’un ami peintre, dans son atelier, tirant le plateau d’une armoire à plans, un cadre grillagé où fourmillaient plein de petites peintures. Passant de la nuit au jour, elles se mettaient à scintiller, respirer, palpiter.
L’atelier du peintre, les fenêtres et le non-vu
Son regard avait filé d’abord vers des images qui lui semblaient familières, ressemblant à ses propres souvenirs, paysages en noir et blanc, figuratifs ou presque abstraits, tous traquant de possibles chemins pour rejoindre et franchir la fenêtre ouverte là-bas à l’horizon entre les arbres, à travers fouillis végétal et clairière neuronale profuse, au bout de la route en ciment lézardé, plus loin encore en remontant le serpent argenté du fleuve entre ses montagnes noires ; avant de se poser sur ce qui était rangé à côté, très coloré, versions multiples d’un même décor urbain, sur les toits, à moins qu’il ne s’agisse d’un agencement abstrait de volumes et de plans inclinés – cet agencement de formes propres à chaque individu et que la matière cérébrale ne cesse de modifier, de travailler, à la manière des composantes d’un Rubik-s Cube, afin d’obtenir la mise en place dispensant le sentiment si pas d’une harmonie, du moins d’un courant qui passe bien entre les parties de l’organisme et son environnement. Ces formes correspondent à ce que le cerveau malaxe de façon constant, sans plus y penser, enregistre de plus constant dans le champ de vision, devenant repères inconscients, comme le point sur la rive que l’on ne cesse de fixer pour s’assurer que l’on ne dérive pas, que l’on reste affilié à une trajectoire prétendument choisie. Typiquement ces choses quotidiennes, omniprésentes, stables, que l’on voit sans voir, le non-vu du vu, cadré par la fenêtre quotidienne, le cadre de vie ordinaire. Ces petites peintures par où la couleur revient, ressuscitée, pleine de la force d’un renouveau profond, témoignent toutes d’une sorte de miracle consistant à recouvrer la vue, un voile se déchirant, et soudain le peintre retrouve le non-vu de la fenêtre, comme de voir et revoir enfin où il est, où il en est. Il en épure les lignes, en fait le relevé géométrique, – un blason – jusqu’à obtenir, là sur les toits, une perspective d’avalanches cubiques où se dessine un village utopique, proche du ciel, ultime port d’attache. Il n’entreprend du reste pas de peindre désormais ce qu’il voit par la fenêtre, face à la vitre, car malgré la révélation, le non-vu ne s’y laisse pas surprendre pour autant. Il s’est déplacé en d’autres champs de vision. C’est face au chevalet, appareillage pour extraire l’invisible de ce qu’encadrent les fenêtres, qu’il va peindre, en puisant dans sa mémoire ce qui apparaît en de très fines coupes effectuées à différents moments du passé, toutes les configurations possibles de la vue qu’il a sur le monde, limité, là dehors, et qui va refléter sa vision du monde global autant que les reflets que ce monde global projette en lui. Selon le temps, les saisons, les lumières du jour, les lueurs de la nuit, les humeurs et averses, les fantasmes et apparitions. Le non-vu de la fenêtre a fonctionné, durant des années, nuit et jour, comme une éponge, absorbant les états d’âmes, les enthousiasmes, les excitations, les angoisses, les tourments, les désespoirs. Face au chevalet, outillage qui ouvre la fenêtre intérieure sur le non-vu, et permet à la main de puiser et restituer au pinceau les infinies variations banales du vivre, enfouies dans les heures perdues, en jachère, ce temps où l’on pense ne rien faire, ne penser à rien, être totalement improductif, et de représenter ces profondeurs différenciées du vivre à travers un décor toujours le même, antichambre entre finitude humaine et éternité des sphères, abyssale, tantôt infernale, tantôt céleste, tantôt florale, tantôt minérale, solaire ou linaire, incendiée ou glacée, ruisselante ou asséchée, striée ou lisse, charnelle ou mécanique. Représentation multipliée d’un déplacement incessant dans un sur-place envoûtant, archéologie précise, rigoureuse de ce qui gît dans le permafrost du sensible.
Pierre Hemptinne