Kouam Tawa est connu pour être un artisan du verbe et un merveilleux homme de théâtre. Impossible de dresser ici la liste de ses textes, poésie, écrits pour la scène ou pour la jeunesse, mais en cette rentrée 2024, avec la création mondiale de Tiens ton cœur aux Zébrures d’automne à Limoges du 25 septembre au 5 octobre, il ouvre magistralement la nouvelle collection Fleuve sans chapeau des éditions Le Manteau et la lyre/Obsidiane. À la commande, Nimrod, à la manœuvre, Dieudonné Niangouna et tenant la plume et nos cœurs, donc, Kouam Tawa. Le texte qui inaugure cette nouvelle aventure est de ceux qui prennent au ventre et font monter les larmes, d’une langue scandée, renversante, alliant le souffle de la tragédie aux accents de la terre.
Tiens ton cœur, sois digne, toi aussi, lecteur. Voici ce que le titre intime. Il est toujours plus réjouissant, plus enthousiasmant de voir jouer le théâtre, mais il est certain que cette fois l’émotion ne sera pas moins forte à lire et relire l’histoire de Marianne. À la fois personnage principal, autrice et énonciatrice de ce puissant monologue, qui est un chant d’amour à son mari mort, Sikali. Si elle donne de tels accents à son histoire, c’est que tous les deux, Sikali et elle, ont d’abord été gens de théâtre, eux aussi. Leur rencontre s’est jouée à un carrefour de rues, à l’intersection de tous les possibles, là où toutes les voix ont droit de cité et c’est par le verbe qu’elle lui rend hommage :
« J’étais dans la rueà la suited’une fugueet vivaisje ne sais tropde quoi(…)Vers quipouvais-jeme tournermoi quime sentaispeu de choseaprès m’êtrelongtempssentie rienet inutileau monde?Forcémentvers des gensqui me semblaientplus bas que moisur l’échelle socialepour que leur présencen’entame pasla petite confianceque je commençaisà avoir.Il ne m’a pas falluchercher longtempspour que mes pasme mènent versle camp des migrantsqui s’était déplacéà la suited’une descentemuscléepour les unssauvagepour les autresde la policepour s’installerpas très loinde la rue oùje faisaiscomme d’autressemblant de jouerle jeu de la vie.De la dizaine de rescapésdes assautsde la policedes fureursde la merde la rapacitédes passeursde la duretédu désertet des coups dursde la longue traverséequi avaientprêté l’oreilleà ma parolede jeune femmede théâtres’efforçantde transmettrepour mieux assimilerce qu’elle venaitd’apprendreil y avaitvotre filsou votre frèrecomme vous ditesnouvellement arrivéet encoresous le chocd’un périplequi commeil le disait lui-mêmelui avait coûtéla peaudes fesseset de toutesles autres partiesde son corpset avaitmaintes foisfailli lui coûter la vie.(p. 136-141)
Sa complainte est à la fois un plaidoyer et une incantation, réimposant ainsi la voix dont on l’a injustement privée lors de la palabre familiale qui a signé, sans pitié, sa mort symbolique et son exclusion. Sauf que cette fois, ce n’est pas du théâtre, c’est la vie, et les larmes ne sont pas pour de faux. Ce n’est pas un jeu non plus qui refait d’elle l’étrangère qu’elle n’était plus, elle qui a adopté ce pays comme sa patrie, ce village comme son seul foyer, cette langue comme la sienne et surtout cette famille comme sa plus proche parentèle.
« La palabre a eu lieudans la grande casede la concessiondont pasun seul recoinn’ignoremes coupsde balaini une miettede solmes frottementsde serpillèreet il n’y a eupersonnepersonnedans cette famillequi m’a accueillieà bras sigrands ouvertsque je la prenaispour ma familleplutôt que pourma belle-familleet il n’y a eupersonnepersonnepour prendremon partiou prendrema défenseou même toutsimplementrappelerce qu’enseignele proverbe:On bat l’enfantet le poussededans,on ne bat pasl’enfantet le jettedehors. »(p. 33-34)
La mort brutale de Sikali fait brusquement tomber les masques et Marianne devient le bouc-émissaire du chagrin, elle offre malgré elle une compensation et une consolation faciles à ceux qui l’ont hier aimée et jouissent de la détester aujourd’hui. On veut l’ensevelir vivante aux côtés de son mari, son ami béni mort, alors modestement, théâtralement, elle prend la parole une ultime fois avant de laisser place nette, et le lecteur/spectateur se laisse dévoiler peu à peu les vérités qui blessent, la violence, l’alcoolisme, l’acharnement de celle qui s’est montrée loyale jusqu’au bout, jusqu’au bout fidèle à celui qu’elle a d’abord aidé, qui l’a aidée bien plus encore, qu’elle a ensuite aimé, auprès de qui elle a dormi comme une sœur puis comme une reine. Face à ceux-là, sa famille de fraternité, qui devraient bien le lui dire et être les premiers à la soutenir, mais qui lui refusent même un sourire, tiens ton cœur, Marianne, tiens ton cœur, ami lecteur, tient fort ton cœur, public, sois courageux et droit, comme a écrit Lydie Salvayre, pas pleurer, surtout pas pleurer, même si ce n’est pas facile, quand on est retourné ainsi jusqu’à l’âme.
Lisez et vous comprendrez que nulle représentation à venir de la pièce n’est à manquer. Sous aucun prétexte.
Annie Ferret
Kouam Tawa, Tiens ton cœur, éditions Le Manteau et la Lyre/Obsidiane, 2024
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