Je me dois d'écrire cette chronique à chaud. Car dans le fond si je sais que ce livre Le testament de Charles du romancier et journaliste Christian Éboulé me parle par les questions qu'il aborde, il pose une question plus générale du traitement de la figure du tirailleur sénégalais en littérature africaine et les partis pris de sa représentation...
La question de la place du tirailleur sénégalais dans l'histoire récente de l'Afrique se pose avec la même ambiguïté que celle de la traite transsaharienne en littérature francophone. Elle arrive à son rythme sans répondre à un agenda imposé. Elle a de mon point de vue deux volets :
1. Le tirailleur sénégalais engagé dans les conflits de la mère patrie comme les guerres mondiales ou des guerres coloniales lointaines, du côté de l'Indochine par exemple.
2. Le tirailleur sénégalais dans le contexte de l'expansion coloniale française. Là c'est beaucoup plus flou quand on parle d'oeuvres littéraires abouties. Le sujet est très peu traité. On a quelques cas à l'instar du roman Camarade Papa de l'écrivain ivoirien GauZ' qui met en scène la conquête coloniale de ce qui va devenir la Côte d'Ivoire grâce à la contribution, à l'apport des tirailleurs sénégalais. Je n'ai pas le souvenir, dans ce roman, que les tirailleurs sénégalais aient une quelconque pensée formulée. Ce sont des exécutants sans âme semant terreur et imposant la soumission aux peuples rencontrées. Ce portrait est assez juste. L'idée pour GauZ' est avant tout de donner la perception de la colonisation de l'Afrique de l'ouest qu'aurait pu avoir un français venant du prolétariat de ce pays.
Le tirailleur prédateur au service du projet colonial
Revenons sur le point 1. Le tirailleur apparait dans la scène littéraire dans les années 80 avec le fabuleux roman de Blaise N'Djéhoya, Le nègre Potemkine. On avait là une des premières immersions de la figure du tirailleur sénégalais en littérature africaine. Avec une forme littéraire prenant le parti du rire gras pour mieux dire l'absurde des déboires d'un vétéran africain qui ne reçoit pas sa solde d'ancien combattant. Il me faudrait revenir sur ce roman drôle, rare que j'ai revu il y a peu dans ma bibliothèque. J'aimerais tout de suite vous proposer d'enrichir ce point de vue par d'autres lectures portant sur la question des tirailleurs sénégalais. Je pourrai revenir sur la répression française à Madagascar dont parle Raharimanana dans son roman Nour 47 ou dans le beau livre Portraits d'insurgés Madagascar 1947 avec photographe Pierrot Men. Le contexte de la narration ou la proposition des images est beaucoup plus douloureuse. Le soldat de la Coloniale participe à la pacification des espaces dominés qui tentent au sortir de la seconde guerre mondiale de se révolter. Ce baroudeur dont les méfaits ne sont pas suffisamment narrés dans cette littérature, apparaitra tout de même plus tard sous la forme du potentat après les indépendances dans des romans comme Le pleurer-rire d'Henri Lopes, avec le personnage de Bwakamabe na Sakkadé, ou encore dans le fameux En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma...
Le tirailleur "vertueux"
Sur le volet "vertueux", à savoir le tirailleur sur le front européen, souvent chair à canon que ce soit pendant la première ou la seconde guerre mondiale, la littérature africaine nous le propose dans plusieurs textes. Je pourrai commencer par l'écrivain camerounais Patrice Nganang et son roman La saison des prunes qui nous replonge dans la longue odyssée de tirailleurs camerounais renforcés par les troupes du gouverneur Félix Éboué. Vous savez ces soldats que le lieutenant Leclerc a commencé à former du côté d'Edéa dans une Afrique équatoriale française vichyste aux premières heures de la seconde guerre mondiale. J'ai écrit un article au sujet de ce roman et j'ai animé une émission avec l'écrivain camerounais qui donne la parole à ces soldats. Ils ont des espoirs, ils ne savent pas trop où ils mettent les pieds, ils vont s'endurcir à la suite de leur formation, des batailles victorieuses obtenues dans le désert contre les troupes italiennes et allemandes... Le débarquement en Provence puis le processus d'invisibilisation des troupes coloniales savamment pensé par De Gaulle plus on s'approchera de la libération de Paris. Un roman national est une fiction à laquelle tous sont censés adhérer. Charles de Gaulle savait raconter des histoires pour mieux en éluder, mieux, effacer d'autres.
Il y a sur ce volet du tirailleur vertueux des romans passionnants que je dois lire comme Frère d'âme de l'écrivain sénégalais David Diop par exemple ou Le terroriste noir de l'homme de lettres guinéen Tierno Monemembo. Ils sont incontournables aujourd'hui. Et je me dois de les citer. Il y a également dans La plus secrète mémoire des hommes, le souvenir d'Assane Koumakh, le père du fameux TC Elimane parti sur le front lors de la première guerre mondiale et porté disparu. Il s'agit d'un thème important qui, pour ma part, a été une belle occasion pour inviter Mohamed Mbougar Sarr au Musée de la Grande Guerre de Meaux. Des soldats venus d'Afrique se sont battus pour la France et parfois ne sont pas revenus. Quelle trace existe-t-il en termes de lieux de mémoire de ces disparus d'ailleurs là où dans tous les villages de France, il y a des monuments aux morts de la Grande Guerre. Ce sont des mémoires tues. Même sur les terres d'origine de ces soldats. Des mémoires entretenues uniquement dans les familles comme dans celle d'Elimane.
Chez ces tirailleurs vertueux, un certain nombre a été utilisé pour humilier l'Allemagne défaite en 1918. Avec les romans Galadio de Didier Daeninckx ou La bâtarde du Rhin de Monique Sévérin il est question du stationnement des troupes coloniales françaises en Rhénanie par exemple. Ces deux romans mettent en scène la violence du racisme subi par les enfants des tirailleurs africains avec des allemandes ont été traités dans l'entre deux guerres.
Au carrefour des différents tirailleurs, Charles Ntchoréré
Suis-je dans le sujet ? Le premier roman de Christian Éboulé, Le testament de Charles, revient sur la figure exceptionnelle mais ô combien complexe du capitaine Charles N'Tchoréré. Pour se donner un espace de liberté dans le traitement du personnage, Christian Éboulé le nomme NTchongwé. Celui-ci est un tirailleur venu du Gabon qui, à force de volonté, va gravir plusieurs échelons dans l'armée française jusqu'à devenir lieutenant titulaire (major de sa formation à Fréjus) puis capitaine. Une des caractéristiques de Ntchongwé. Quand commence le roman de Christian Eboulé, le capitaine Charles Ntchongwé a été fait prisonnier avec quelques soldats français et tirailleurs sénégalais, tous sont sous sa responsabilité. Le traitement différencié des prisonniers par les Allemands au détriment des conventions de guerre, le révolte. Dans le système colonial qui sévit brutalement en Afrique centrale, Charles Ntchongwé s'est construit en adhérant à ce projet. Le parti pris de Christian Éboulé est de proposer un constant écartèlement de son personnage central Charles entre la voix conservatrice, pleine de réserves de son grand-père sur l'action coloniale française au Gabon et l'aspiration à la "modernité" du capitaine Charles et l'idée ressassée d'apporter la lumière aux masses grenouillantes que sont les populations subsahariennes. La violence des Allemands face aux tirailleurs sénégalais ou soldats noirs est nourrie par les années de frustrations de l'entre-deux-guerres contextualisées dans les romans ci-dessus et elle sonne comme un rappel tardif, inutile. Il y a également tout ce discours sur cette idée d'assimilation et ses interactions avec les figures de cette posture vis-à-vis de la France comme Blaise Diagne, René Maran, Kojo Tovalou Houénou ou encore le militaire Abd-El-Kader Mademba Sy dont les militaires de la famille de ce dernier ont plusieurs fois payé le prix du sang.
Charles est plus ou moins conscient de certaines injustices qui ne peuvent être lus que par le prisme de la race, donc du racisme. Je pense en écrivant ce paragraphe au personnage préféré, de mon roman préféré, Le rouge et le noir, du français Stendhal, à savoir Julien Sorel. Tout s'oppose à son ascension sociale. Il vient du Tiers-état et il convient qu'il y reste. Mais cette France post-révolutionnaire, napoléonienne offre le champ de tous les possibles à ce jeune homme de province. Peut-être doit-on penser le capitaine Ntchongwé comme un Julien Sorel. Leur fin est similaire. La question que peut se poser un jeune français d'Airaines est la suivante : la vie de Charles Ntchoréré méritait-elle d'être sacrifiée dans ses conditions ? Je vous partage mon questionnement. Christian Éboulé laisse penser lors d'un des derniers séjours du capitaine Ntchongwé en AEF que ce dernier a vent des travaux forcés en lien avec la construction du chemin de fer Congo Océan avec son nombre pléthorique de morts. Il a cependant choisi son camp. En cela, la figure de Ntchoréré est complexe, à la croisée des chemins du tirailleur vertueux et du tirailleur prédateur, sans vergogne, au service des nombreuses pacifications dans les espaces coloniaux français. Un peu comme ces CRS brutaux actuellement à l'oeuvre en Martinique alors que le peuple ne demande qu'une égalité de traitement en allant faire ses emplettes.
Pour achever avec mes questions, quel sens doit-on donner à la venue du Général Oligui Nguéma, président du Gabon, rendant hommage à son illustre aîné Charles Ntchoréré, déchiqueté par les chars allemands ?