« Il ne reste de lui que quelques livres, une centaine d’articles, des lettres et des notations diverses – que des pensées éparses. Mais des pensées qui sont, c’est le charme unique qu’il possède sur ses contemporains, toutes vivantes encore. »
Le vingtième siècle.
C’est l’étrange théâtre d’une pensée qui semble dépasser les seules arcanes du cerveau de l’homme qui l’a produite pour s’élancer, libre, vers l’azur d’une mystérieuse mécanique universelle qui expliquerait toute la modernité.
C’est le tragique destin d’un homme né à Berlin en 1892, d’une famille juive assimilée, et suicidé en 1940 à la frontière espagnole pour échapper à la fureur totalitaire. Philosophe sans grande oeuvre publiée de son vivant, recalé au doctorat, critique, traducteur de Balzac, Baudelaire et Proust, génie à la croisée de la philosophie, de la sociologie, de la critique littéraire et d’un messianisme romantico-judaïco-marxiste, qui influença de manière posthume la pensée critique de la modernité. Son nom est Walter Benjamin.
On sent toute l’admiration teintée de fascination que porte Aurélien Bellanger à ce penseur, qu’il communique à ses personnages, réels ou fictifs, qui gravitent autour de Benjamin, d’un bout à l’autre du XXe siècle et jusqu’au XXIe siècle.
Entremêlant des fragments plus ou moins fictifs d’écrits contemporains à Benjamin, et une correspondance par mail de trois spécialistes du penseur (qui enquêtent sur une histoire trouble mêlant Benjamin, la bibliothèque nationale, et le suicide d’un poète), l’auteur parvient à donner corps à la pensée « en mouvement » de Benjamin, montrant la projection de celle-ci jusque dans notre présent, à la manière des dioramas du XIXe siècle dont les images s’animaient en tournant.
Cela donne un résultat effectivement fascinant : tant le personnage et l’oeuvre impossible à circonscrire de Benjamin, que la manière proprement babélienne qu’a l’auteur de bâtir son roman sur ce matériau évanescent. Je n’essaierai même pas de résumer le tout, pour m’attacher à vous rapporter quelques éléments que j’ai notés dans mon petit carnet (soit l’application « notes » de mon smartphone – et je ne peux m’empêcher de me demander ce que Walter Benjamin dirait de ça ?).
Ce qui m’a marquée, c’est que Walter Benjamin ne veut pas bâtir d’oeuvre à la manière de la « cathédrale » proustienne. Il veut établir un « catalogue de citations », une miscellanée de petites pensées (un peu comme Blaise Pascal), mais des pensées sur le XXe siècle, qui devient sous sa plume une « matière exploitable » comme l’Antiquité chez les Modernes. C’est ainsi que, selon l’auteur, Benjamin parviendrait à s’extraire du « système » classificatoire, combinatoire, reproductible, et tout ce que vous voulez rajouter d’adjectifs qualifiant la contrainte douce exercée par le capitalisme sur la pensée.
De façon très actuelle, Benjamin s’intéresse aux signes de la civilisation moderne que les universitaires académiques de son époque ignorent ou déprécient. Ainsi il écrit tout un livre sur les « passages » parisiens. Il y a des considérations incroyables sur la symbolique du sapin de Noël pour la classe bourgeoise : enfer de l’accumulation matérielle et sentiment d’achèvement, ultime apostasie des juis assimilés. Pour lui, les descriptions de sapins de Noël par Dickens composent la mythologie du capitalisme.
Il y a chez Benjamin une philosophie de l’histoire qui ne peut que me plaire, mais il y a aussi un amour fou de la littérature (et ça me plaît aussi). Il veut par exemple écrire un roman sur Baudelaire, le décrivant comme un « nouvel Ulysse prisonnier de la mer intérieure de la ville moderne ».
Bref, je pourrais continuer longtemps comme ça tant Benjamin est un faisceau de lumière qui ne cesse d’attirer. C’est tout le mérite de Bellanger de l’avoir mis en scène avec talent, dans une intrigue qui ménage volontiers quelques éléments de suspense et de réflexions fulgurantes sur notre époque, sur le phénomène des ZAD par exemple. Il glisse quelques-unes de ses propres fixettes (l’architecture des grands travaux mitterrandiens entre autres) dans la bouche de ses personnages enquêteurs. J’ai retrouvé ses longues phrases pleines de circonlocutions chantournées (oui, c’est le genre d’adjectifs qu’il pourrait utiliser) que j’écoutais avec amusement à la radio quand il faisait la « conclusion » des « Matins » de France Culture. En le lisant, c’est comme si je pouvais entendre sa voix juvénile et monocorde lire les phrases en retenant sa respiration jusqu’au bout. C’était assez étonnant comme expérience. Ce n’est pas toujours simple à lire ni à comprendre, mais je lui suis reconnaissante de m’avoir donné l’envie de lire du Benjamin dans le texte. Et je lirais volontiers un autre de ses romans-essais.
Vous m’en conseillez un ? (Téléréalité a l’air cool)
« Le vingtième siècle » d’Aurélien Bellanger, Gallimard, 2023, 432 p.
éé