En août 2023, un lecteur me faisait part de ses inquiétudes concernant la BNF, la Bibliothèque Nationale de France, et de son respect de plus en plus léger de ses obligations concernant le dépôt légal. Ceci avait abouti à un précédent billet dans lequel, outre un petit rappel sur ces obligations, étaient détaillées les dérives actuellement observées.
La lecture des problèmes, dont une liste peut être consultée ici, se résume essentiellement au constat que la BNF, noyée dans les documents provenant de l'auto-édition, ne parvient plus à remplir sa mission de base, inscrite dans la loi depuis 1537, qui est de conserver le patrimoine national écrit.
Or, au lieu de demander une adaptation de la loi aux nouvelles réalités du terrain, ou, comme on pourrait s'y attendre concernant un service public, à demander plus de moyens, de sous et de personnels (cumul gourmand possible), les dirigeants de cette vénérable institution se sont enfoncés dans le déni : pour eux, il n'y a aucun problème et la mission est bel et bien remplie, circulez il n'y a rien à lire ou plutôt, si, tout est à lire, il ne manque pas un bouton de guêtre pardon pas un livre auto-édité à l'appel.
Le billet paru en août 2023 avait cependant été repris dans Atlantico, ce qui lui avait donné un peu de publicité, sans pour autant que la BNF n'en fasse cas.
Quelques mois plus tard, l'affaire semble close : les trous dans le dépôt légal continuent de croître d'autant plus vite que l'auto-édition attire chaque jour plus d'auteurs, mais au moins personne ne semble s'en offusquer. Quant aux remarques narquoises trouvées dans Atlantico (et sur ce blog), elles sont bien vite oubliées dans un soupir de soulagement de toute la hiérarchie de la BNF et au grand dam des employés consciencieux de l'institution, véritables victimes des légèretés coupables de leur hiérarchie.
C'est donc avec une certaine surprise que la question est relancée lors d'un entretien que Laurence Engel, alors présidente de la BNF, accorde à Marguerite Catton de France Inter en mars 2024.
Sur le point de quitter ses fonctions en avril 2024, la présidente fait alors part de son bilan à la tête de l'institution, lorsque la journaliste lui demande si le dépôt légal ne poserait pas quelques petits soucis du côté de l'auto-édition, d'autant qu'un article paru sur Atlantico fait justement mention de ces aspects.
Magie des intertubes bien connectés, l'entretien est encore disponible (ici, calé au passage pertinent) et mérite l'écoute puisqu'avec un aplomb assez stupéfiant, voilà que elle n'hésite pas à expliquer que si, si, les livres auto-édités n'échappent pas à l'obligation de dépôt légal, m'enfin que pensez-vous là :
" Ça... ça, c'est absolument faux. [...] Nous conservons, évidemment, l'auto-édition. Ce serait une erreur, là, encore une fois, de ne pas le faire, puisque cela correspond à une réalité... euh... c'est quasiment un quart de la production éditoriale d'aujourd'hui, donc c'est absolument considérable. Voilà. "
Ce serait une erreur en effet, mais c'est bel et bien une erreur qui est encore actuellement commise : l'obligation de dépôt légal, qui concerne pourtant toutes les parutions en France, y compris l'auto-édition, n'est pas correctement appliquée ; tout comme le ministère de la Culture, les responsables de la BNF sont au courant (au moins jusqu'au dernier changement de tête), et les actions entreprises jusqu'à présent pour corriger le tir n'ont pas été à la hauteur de l'enjeu, pour le dire gentiment : l'écart entre ce qui aurait dû être fait et ce qui l'est vraiment ne cesse de se creuser.
Pourtant, quelques jours plus tard, Laurence Engel qui vient de quitter son poste réitère les mêmes affirmations douteuses, cette fois-ci dans un podcast de France-Culture ( qu'on pourra écouter ici à partir de 28'20), dans lequel on apprend (surprise renouvelée !) que le dépôt légal concernerait bien l'auto-édition mais seulement au-delà d'une centaine d'exemplaires et ce serait à l'auteur (dans le cas de l'auto-édition) de faire les démarches. Devant le doute du journaliste qui se demande si l'auteur moyen réalise effectivement cette démarche, la dame d'aplomb n'hésite pas et affirme sans hésiter :
" Si, il le fait. Oui oui oui et donc on a beaucoup, beaucoup... D'ailleurs, les seuls chiffres qui sont solides sur le développement de l'auto-édition en France, c'est ceux qui sont produits par la BNF à l'occasion de l'Observatoire du Dépôt légal... "
On pourra lire avec profit l'intéressant florilège de citations des responsables de la BNF à ce sujet, qui montre un inquiétant décalage entre la réalité et leurs discours que certains, hardis, pourraient même qualifier de gros bobards commodes.
Ces accommodations avec la réalité sont pourtant étranges : on comprend intuitivement que la mission initiale de la BNF est maintenant complexe à réaliser et d'autant plus que les volumes de production ont explosé cette dernière décennie grâce à internet et l'auto-édition. Il serait donc compréhensible que les responsables de l'institution fassent état de leurs difficultés, et qu'ils réclament par exemple une adaptation de la loi.
Pour le moment, ce n'est pas ce qui est choisi, puisqu'on constate surtout un camouflage du problème voire un véritable déni officiel de toute dérive. Ainsi, les difficultés à imposer effectivement le dépôt légal aux distributeurs derrière les plateformes numériques ne sont pas mentionnées et l'adversité manifeste à collecter les données sous format numérique (trop souvent, ce sont des ouvrages papiers qui sont manipulés en lieu et place des souches numériques - un comble au XXIe siècle) sont souvent niées ou minimisées.
Enfin, signalons que les magistrats de l'Agence française anticorruption ont confirmé qu'il y avait bien un délit fiscal (ici, une exonération arbitraire d'une contribution en nature) et ont donc transmis le dossier au procureur de la République le 2 juin 2023.
On peut raisonnablement douter que tout ceci fasse plus qu'un petit pschitt : il n'y a jamais eu de contrôle efficace par le parlement de l'activité du plus gros établissement culturel du pays, celui qui engloutit le budget le plus conséquent. Cependant, les contribuables, qui émargent tout de même à hauteur de 247 millions d'euros pour le budget de la BNF, seraient pourtant en droit de demander des comptes.
Rassurez-vous : personne ne leur répondra.