Les musiciens et Walter Scott, un article de J.G. Prod'homme

Publié le 28 novembre 2024 par Luc-Henri Roger @munichandco

 Un article du musicologue français Jacques-Gabriel Prod'homme publié le 18 septembre 1932 dansLes Dernières nouvelles de Strasbourg à l'occasion du centenaire de la mort de Walter Scott.


Portrait de Sir Walter Scott
par Sir Henry Raeburn

Les musiciens et Walter Scott(pour le centenaire de sa mort)
Dans la littérature et dans l’art, l’Ecosse, comme la Suisse et l’Italie, fut à la mode pendant une grande partie du 19e siècle : peintres, littérateurs, musiciens, commençaient déjà à s’en inspirer à l’époque du premier Empire, sous l’influence de Macpherson, dont les Poèmes gaéliques, traduits par Le Tourneur, avaient paru à Paris dès 1777, attribués à « Ossian, fils de Fingal, barde du troisième siècle. » 
On sait le succès qu’obtint, sous l’Empire, l’opéra de Lesueur, Ossian ou les Bardes. Napoléon, grand admirateur du pseudo poète gaélique, — étant consul, il avait recommandé au peintre Girodet le sujet d’Ossian, — tint tout particulièrement à honorer Lesueur en cette circonstance. « Votre troisième acte est inaccessible! lui avait-il dit. Et le don d’une tabatière en or contenant une demi-douzaine de billets de mille francs avait sanctionné cette impériale appréciation. Les Variétés et le Vaudeville, à leur manière, apportèrent leur tribut d’admiration au compositeur en représentant Oxessian et Ossian cadet. Deux ans après, Méhul ossianisait à son tour, en donnant au théâtre Feydeau Uthal, drame lyrique en un acte, dans lequel les altos remplaçaient les violons, afin de donner à la partition une couleur ossianique ; ce qui fit dire à Grétry : «Je donnerais bien six livres pour entendre une chanterelle ! » Uhal n’eut pas le succès des Bardes; le Vaudeville cependant l’honora d’une parodie, sous le titre de Bruthal 
La vogue de l’Écosse ne fit que s’accroître, sous la Restauration et à l’époque romantique, lorsque les traducteurs firent, timidement d’abord, puis par doses massives avec Defauconpret, connaître l’oeuvre de Walter Scott, à partir de 1816 et surtout de 1820. 
Les poèmes, et plus encore, les romans du châtelain d’Abbotsford se répandirent en France d’une façon vertigineuse : si nous en croyons la France Littéraire de Quérard, 1,400.000 exemplaires (ou volumes) s’en vendirent jusqu’en 1830 Seulement. 
L’Écossais, qui devait exercer une influence incomparable sur les écrivains de son temps, romanciers, poètes, historiens, critiques même (1) — grâce à ce don de « seconde vue » qui, selon l’expression de Richard Wagner, « s’élevait à une pleine clairvoyance d’un nombre de faits historiques n’existant encore que dans des documents d’archives », — ne pouvait manquer d’être exploité par les dramaturges et librettistes qui avaient grand besoin de renouveler leur inspiration aux sources vives de l’histoire ainsi romancée. Walter Scott n’offrait-il pas au romantisme commençant des sujets encore inédits, des personnages vivant à des époques et en des régions insoupçonnées de nos littérateurs ? Et ceux-ci se mirent à l’œuvre, transportant sur nos scènes ses bardes, ses ménestrels, ses évocations historiques et son bric-à-bric médiéval. Le style « troubadour » était créé. 
En Angleterre, des compositeurs comme Davy (Rob-Roy, 1803), Parry (Ivanhoé, 1815), Bishop (Knight of Snowdown, 1811, Guy Mannering, 1816, The Antiquary, 1820, etc.) n’avaient pas tardé à s’inspirer de l’auteur de Waverley, soit pour des musiques de scène, soit pour des partitions entières d’opéra. En France, Catel fut, semble-t-il, le premier, avec Wallace ou le Ménestrel écossais (livret de Fontanes de Saint-Marcellin) à exploiter, avec assez peu de succès, la veine calédonienne (Feydeau, 1817). Rossini réussissait autrement à Naples avec la Donna del Lago (4 octobre 1819), « opéra tiré d’un mauvais poème de Walter Scott », dit Stendhal, qui reconnaît que «la musique a vraiment une couleur ossianique et une certaine énergie sauvage extrêmement piquante.» (Vie de Rossini, chap. XXXVI). 
À Paris, — où la Donna del Lago parut pour la première fois le 7 septembre 1824, — si le Leicester ou le Château de Kenilworth, de Scribe et Mélesville, musique d’Auber, ne réussit pas à l’Opéra-Comique (25 janvier 1823), en revanche la Dame blanche de Boiéldieu (livret de Scribe, tiré de Guy Mannering et du Monastère), allait donner à l’Écosse et à son chantre ses lettres de grande naturalisation sur la scène de la place Favart, en même temps qu’à l’Opéra-Comique un de ses plus fructueux succès. 
L’année suivante, c’était Rossini, avec Pacini, qui faisait représenter à l’Odéon (15 septembre 1826) un Ivanhoé, sur un livret d’Emile Deschamps et Gustave de Wailly, sujet qui sera repris par Marschner, dans le Templier et la Juive (1829) et, à l’époque moderne, par Sullivan (1891). La Fiancée de Lammermoor inspirait une première fois à un compositeur, Carafa, un opéra italien pour Mlle Sontag (1829) et, à la même époque, Conradin Kreutzer faisait jouer la Grotte de Waverley.
Berlioz, lui aussi, s’était inspiré de Waverley dans une ouverture qu’il fit exécuter à son premier concert (26 mai 1828), et qui fut applaudie à trois reprises, dit le Figaro du temps. Un peu plus tard, apprenant que les Nouveautés allaient jouer Rob-Roy Mac-Gregor ou les Montagnards écossais, il composait, étant à Rome, une ouverture qu’il envoya à l’Institut, mais qu’il ne put faire exécuter qu’en 1833. 
À l’Opéra, l’année précédente, le ballet de la Sylphide, dont le livret était de Nourrit et la musique de Schneitzhoeffer, et qui fournit à la Taglioni l’un des plus grands triomphes de sa carrière, était également d’inspiration écossaise. Puis, ce fut, en 1835, la Lucia di Lammermoor de Donizetti, qui éclipsa à tout jamais celle de Carafa. Celui-ci était revenu d’ailleurs à Walter Scott, avec la Prison d’Edimbourg, sur un livret de Scribe et Pla- ard (à l’Opéra-Comique, 20 juillet 1835). L’année même de sa mort, Bellini faisait jouer aux Italiens de Paris, son dernier chef-d’oeuvre, les Puritains d’Ecosse, portés naguère à la scène par Ancelot, sous le titre de Cavaliers et Têtes rondes
Flotow, futur auteur de Martha ou le Marché de Richmond, d’inspiration également britannique (Vienne 1847, Paris 1858), faisait, dix ans plus tôt, représenter, sur le théâtre privé de l’hôtel de Castellane, un opéra tiré de Rob-Roy. Adolphe Adam, avec Paul Foucher comme librettiste, risquait à l’Opéra un Richard en Palestine (7 octobre 1844), qui ne dépassa pas sa 13e représentation. Plus heureux, sur la même scène, fut le pastiche que Niedermeyer, sur un livret de A. Royer et G. Vaes, composa avec des fragments de Rossini, notamment de la Donna del Lago. Cet opéra, Robert Bruce (30 décembre 1846), tiré de l'Histoire d’Écosse de Walter Scott, à défaut d’une œuvre nouvelle de l’auteur de Guillaume Tell, qui s’obstinait au silence, permettait aux amateurs d’applaudir à l’Académie royale de musique des pages d’œuvres italiennes de Rossini, qui n’y avaient pas droit de cité. 
Un Quentin Durward, de Gevaert, parut encore douze ans plus tard, sur la scène de l’Opéra-Comique, où l’immortelle Dame blanche devait, en 1862, fêter sa millième représentation. Moins heureuse fut la Jolie Fille de Perth, de Bizet, qui créée sur la scène du Théâtre Lyrique, le 26 décembre 1869, n’atteignit, comme ses Pêcheurs de Perles, que la dix-huitième. 
À cette époque de la fin du second Empire, d’autres modes avaient chassé la mode calédonienne. On recherchait déjà un exotisme plus lointain. À l’énumération des titres qui viennent d’être cités, il faudrait ajouter un nombre à peu près incalculable d’œuvres musicales de tout genre, allant de la romance jusqu’au grand opéra et qui prirent pour sujet, soit d’après Walter Scott, soit d’après Schiller, l’attachante figure de l’infortunée reine d’Ecosse, Marie Stuart. Dès 1813, à la Pergola de Florence, on cite une Maria Stuarda de Coccia ; Mercadante en donna une autre à Bologne en 1821, Donizetti de même en 1834, à Naples. En France, sur des paroles de Planard, l’Opéra-Comique représenta une Marie Stuart en Écosse, dont le compositeur n’était autre que le célèbre musicologue Fétis. Théodore Anne, en 1844, fournit à Niedermeyer une Marie Stuart qui ne dépassa pas deux douzaines de représentations à l’Opéra (6 décembre 1844). Sept ans auparavant, le jeune Gounod avait remporté le second prix de Rome (l’heureux premier lauréat était Besozzi) avec une Marie Stuart et Rezzio. Et vers le même temps, Richard Wagner, pendant son premier séjour à Paris mettait en musique les Adieux de la reine d’Ecosse, que tout le monde savait par cœur (1840). 
En dehors du domaine dramatique, l’Écosse et son grand écrivain se retrouvent chez presque tous les musiciens d’il y a un siècle. Il suffira de citer, pour terminer, Beethoven et Schubert parmi les plus illustres, Schubert dont le célèbre Ave Maria fait partie du cycle de la Dame du Lac. Depuis lors, dramaturges, librettistes et musiciens ont cherché d’autres sources d’inspiration, à travers le vaste monde. Ils en ont rarement trouvé d’aussi poétique et plus propre à la musique. Aussi avons-nous voulu, à l’occasion du centenaire de la mort de Walter Scott, rappeler le souvenir de son œuvre immense, aujourd’hui assez négligée, mais qui eut sur l’art et la littérature de toute l’Europe, et particulièrement en France, une influence considérable, soit directement, soit par les conséquences de la véritable révolution qu’il y provoqua. J. G. Prod’homme.
(1) Sur l’influence considérable de Walter Scott en France, on lira avec grand profit la thèse de M. Maigron (Paris, 1898) : Le roman historique à l'époque romantique : essai sur l'influence de Walter Scott (Nouv. éd.) / par Louis Maigron (en lecture gratuite sur le site Gallica de la BnF).