886_ SANSAL, DAOUD... "L’Algérie et le sacre de ses écrivains" par Houari Touati

Publié le 27 novembre 2024 par Ahmed Hanifi

  26 NOVEMBRE 2024, BILLET DE BLOG – MEDIAPART_ PAR HOUARI TOUATI

L’Algérie et le sacre de ses écrivains

Il y a une chose dont la nouvelle Algérie a enfanté dans la douleur des spasmes de la « tragédie nationale » de la décennie 1990 et dans l’exaltation du bonheur politique retrouvé avec le grand mouvement de droits civiques des années 2019-2021. Cette chose n’est ni politique, ni religieuse, ni sociale, elle est littéraire et s’appelle le sacre de l’écrivain. Durant longtemps, le débat public en Algérie fut animé par des intellectuels, comme ils se définissaient eux-mêmes, alors que la plupart étaient universitaires. Presque tous ces intellectuels s’identifiant au modèle gramscien étaient des francophones, mais certains étaient arabophones, selon la terminologie d’usage. Autant dire que c’est dans la langue française que ces publicistes – car c’est surtout à travers la presse qu’ils s’exprimaient –, ainsi que leurs lecteurs, savouraient leur croyance en une espérance à la Ernst Bloch. Ils étaient quasiment tous marqués à gauche, et leur modèle d’intelligibilité du monde était celui du marxisme.

Les plus brillants, les plus cultivés, étaient issus de l’extrême-gauche maoïste et trotskyste, manifestement sur le modèle français. C’était l’époque du Boumédiénisme triomphant dont l’Occident n’a retenu que le seul versant militaire du système politique qu’il a instauré. Or ce système, porteur d’une occidentalisation décomplexée, a eu une dimension sociale et culturelle profonde. Mais tout cela a fini par sombrer avec l’échec de cette promesse de modernité. Lesdits intellectuels ont continué de s’exprimer, mais ils ont peu à peu perdu leur aura. Dans un contexte d’ébranlement généralisé, vieillissants et traumatisés par tant de drames qui se sont succédé en si peu de temps, et qu’ils n'ont pas su voir venir, ils sont supplantés par une nouvelle génération d’écrivains francophones et arabophones qui semble avoir surgi du néant comme pour le défier, tant des pans entiers de la modernité algérienne avaient volé en éclats sous l’action corrosive de la contre-réforme.

Mais le temps n’est ni à la réflexion ni à l’examen critique, il est à la dénonciation et à la diatribe contre les travers du pays. Tout y passe : l’État, la société, le conservatisme, l’islamisme, les inégalités de statut entre hommes et femmes, et j’en passe. Un nouveau paradigme s’instaure dans le paysage idéologique et intellectuel algérien : il est rhétorique. C’est la force du verbe, le sens de la formule bien frappée, l’audace de la comparaison et de l’analogie, qui prennent le pas sur la critique patiente de la société et de l’État au moyen de la connaissance positive et de l’érudition raisonnée.

C’est dans ce contexte que sont apparues les deux plumes les plus marquantes et les plus talentueuses : Boualem Sansal et Kamel Daoud. Les deux écrivains sont cependant l’arbre qui cache la forêt. Car ils sont la partie la plus visible d’un phénomène littéraire algérien d’une remarquable ampleur, qui a vu les écritures francophones proliférer au moment même où la mort de la langue française était annoncée comme imminente.

L’autre phénomène nouveau de ces années d’après-guerre civile est l’intervention régulière d’écrivains algériens dans les médias français, ainsi que dans la presse arabe paraissant à Londres. Mais c’est encore Kamel Daoud et Boualem Sansal qui prennent toute la place, à cause de leur surface médiatique et de la virulence de leurs propos exposés en particulier dans la presse de la droite identitaire et de l’extrême-droite identitaire française, dans un contexte de tensions et de crispations entre la France et son ancienne colonie. L’un et l’autre ne s’embarrassent pas de contre-vérités ni de jugements énoncés à l’emporte-pièce.

Dans le Talkshow de Léa Salamé, Kamel Daoud a exaspéré ses compatriotes algériens en déclarant que les jeunes filles algériennes étaient retirées de l’école de force à seize ans pour être mariées. Le propos est d’autant plus provocateur que l’école est obligatoire jusqu’à seize ans en Algérie, comme en France, et que la loi algérienne interdit le mariage forcé et que, enfin, les statistiques démentent cette assertion, en établissant que l’âge moyen au premier mariage oscille entre 24 ans dans le Sud (Illizi) et 29 ans dans le Nord (Alger). Cette évolution sociale et démographique est à mettre sur le compte de la démocratisation de l’enseignement, qui est l’une des rares réussites du pays. Car l’Algérie a un des taux de scolarisation des enfants de six ans qui est l’un des plus élevés au monde. En outre, comme partout où la démocratisation de l’enseignement est à l’œuvre, même dans les pays les plus conservateurs comme l’Arabie Saoudite, les filles en profitent mieux et plus que les garçons, en réussissant leur scolarité, si bien que – s’agissant de l’Algérie – elles sont plus nombreuses à l’université (57,3%, contre 38,5% sur 1,7 million d’étudiants en 2017).

À quelques jours d’intervalle, Boualem Sansal est allé plus loin dans cette démarche contrefactuelle dans un média de l’extrême-droite identitaire – Frontières – dont il est membre du comité éditorial.

Vue d’Algérie, la déclaration de l’écrivain est explosive, qui a consisté à soutenir « quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc : Tlemcen, Oran et même jusqu’à Mascara (…). Quand la France colonise l’Algérie, elle s’installe comme protectorat au Maroc et décide comme ça, arbitrairement, de rattacher tout l’est du Maroc à l’Algérie, en traçant une frontière. » En tenant un tel propos, Boualem Sansal s’est livré à une opération de falsification de l’histoire, qui ne pouvait qu’agacer et navrer en même temps. Mais seule compte la formule choc. Et c’est ce qui caractérise le mieux la plupart de ces écrivains médiatiques algériens qui sont devenus les nouveaux intellectuels du moment. La propension à la dénonciation l’emporte sur le reste et justifie qu’on ait recours à l’à-peu-près, à la demi-vérité et à la contre-vérité.

S’agissant de la frontière algérienne, les sources historiques marocaines elles-mêmes démentent les allégations de l’écrivain algérien. Il y avait bien une frontière qui distinguait l’actuelle Algérie de l’actuel Maroc, et c’est sur sa base que la France agissant en qualité de puissance tutélaire de l’Algérie a négocié le tracé des frontières, qui est en grande partie celui de l’Algérie d’aujourd’hui. Et elle est plus ancienne qu’on le croit. C’est ce que déclare le grand historien marocain de la deuxième moitié du XIXe siècle Ahmad b. Nāsir al-Salāwī, lorsqu’il rapporte au sujet du sultan Mawlāy Ismā‘īl (1672-1727) dans un chapitre intitulé « Conclusion de la paix entre lui et le gouvernement turc d’Alger » ce qui suit : « Les Turcs lui écrivirent de renoncer à leur pays, et de respecter la frontière établie par ses ancêtres et par les rois sa‘diens leurs prédécesseurs, qui jamais n’étaient venus fouler leur territoire. Ils lui envoyaient en même temps la lettre que leur avait fait porter son frère Mawlāy Muhammad par leurs ambassadeurs, ainsi qu’une lettre de son frère Moulay al-Rashīd établissant une frontière entre leur territoire et le sien. La paix fut conclue en prenant l’oued Tafna comme frontière des deux pays ».

Il est difficile d’établir ce qu’était cette frontière naturelle à l’époque concernée. Mais il ne fait aucun doute dans l’esprit de l’historien marocain que la frontière passait par Oujda : « Cette ville, dit-il, est la frontière du Maghreb [extrême] », comme on désignait alors l’actuel Maroc. Et c’est ce que confirme « la construction de qasba-s sur la frontière ». Or aucune de ces forteresses bâties entre 1679 et 1680 n’était implantée dans l’actuel territoire algérien. La chose est évidente pour lui : ni Tlemcen, ni Oran, ni Mascara n’ont jamais fait partie du territoire de l’actuel Maroc. Ces villes ont toujours appartenu au Maghreb central, et non au Maghreb extrême, comme les géographes arabes désignaient l’actuelle Algérie et l’actuel Maroc. Et c’est encore ce que confirme un autre lettré marocain illustre.

En effet, lorsqu’il délimite le royaume de Tlemcen, pour dire ce qu’il était vers 1515, Jean-Léon l’Africain lui donne pour limite occidentale l’oued Za et l’oued Moulouya, qui se trouvent actuellement en territoire marocain. Or al-Wazzan, avant de devenir Jean-Léon l’Africain, était un scribe de chancellerie, puis diplomate. Il savait de quoi il parlait. Mais il serait absurde de tirer argument de telle ou telle source historique pour fonder des ambitions territoriales. Car il y a ce que les juristes musulmans appellent la « possession » (iyāza), qui est différente de la propriété et qui confère néanmoins des droits, si toutefois ces droits ne sont pas contestés pendant une ou deux générations. C’est là une matière inflammable qu’on ne devrait pas manipuler sans précautions. Or Boualem Sansal a ajouté en expliquant que l’Algérie n’a jamais eu d’unité politique, puisqu’elle n’a jamais eu d’Etat qui ait inscrit sa permanence dans la durée, pour qu’il soit possible d’en écrire l’histoire, réduite à n’être qu’un « truc », selon son propre mot. Pouvait-il ignorer qu’il s’agir là de l’un des lieux communs fondateurs de la vulgate coloniale théorisée par le géographe Emile-Félix Gautier en 1927 dans ses « Siècles obscurs du Maghreb » ? Étrangement, Boualem Sansal aggrave son cas, en étalant au grand jour son inculture politique, notamment lorsqu’il déclare que « l’Algérie est devenue communiste à son Indépendance ».

Faut-il pour tant d’ignorance et d’inculture persécuter quelqu’un, qui se trouve être par ailleurs l’un des meilleurs écrivains que l’Algérie indépendante ait donné à la littérature française et francophone ? Évidemment, non. Ce serait une faute politique et morale. Dès lors qu’il n’attente pas à la dignité humaine, un écrivain a le droit de dire et d’écrire ce qu’il veut. Aucune justice, aucune prison, aucun procès, ne peut le réfuter. Seule une plume réfute une plume. Mais il faut que l’une et l’autre ne soient pas serves. Or le président Tebboune a frappé fort et sans discernement toute expression émanant de la société civile. Comme il a interdit toute critique de l’appareil de l’État sans discernement. Ce n’est pas la meilleure des pédagogies que celle du redressement appliqué à ses citoyens pour marcher droit. Elle nous humilie et discrédite notre pays. Et puis le redresseur a beau frapper, il jugera toujours que les lois liberticides qu’il multiplie ne sont jamais suffisantes. Cette violence infligée au corps social est la négation de la politique, de l’éducation et de la culture, c’est-à-dire de tout ce qui fait qu’un homme est homme.

Le Président Tebboune devrait méditer cette leçon qui nous vient du grand écrivain littéraire et théologien rationaliste du IXe siècle al-Jahiz : « Que de fois, résolus à donner cinq coups de fouet, on en donne cent ! En effet, lorsqu’on commence à frapper, le tempérament est au repos ; cet état de quiétude suggère que le bon sens consiste à diminuer le nombre de coup. À peine le châtiment a-t-il débuté que le sang se met à bouillir, la chaleur gagne tout le corps, ce qui a pour effet d’intensifier la colère, laquelle intervient à son tour pour suggérer que le bon sens est de multiplier les coups. » Alors, il saurait que ce sont tous les Jāi de son pays, qui est autant le leur, qu’il abîme

Dernier ouvrage paru : L'arrivée de l'homme de l'homme en Islam et sa disparition. D'Athènes à Bagdad, Paris, Vrin, 2024

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