La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Publié le 22 novembre 2024 par Luc-Henri Roger @munichandco

Théophile Gautier, Reprise de la Sylphide in La Presse du 24 septembre 1838 (extraits).

L'Opéra, il faut le dire, manque de ballets et ne sait à quoi employer son armée de danseuses et de jolies figurantes ; il paraît que la littérature des jambes est la plus difficile de toutes, car personne n'y peut réussir ; les Mohicans malgré les coiffures en citrouilles creusées, les tabliers en plumes, les tomahauks, les couteaux à scalper, les maillots saumon et tout le luxe de couleur locale que l'on y avait déployé, n'ont fait qu'une courte apparition sur le théâtre la Volière a paru beaucoup trop enfantine et quelques détails gracieux n'ont pu racheter la faiblesse de l'ensemble ; la Chatte métamorphosée en femme, bien que le livret eût été écrit par Charles Duveyrier poète de Dieu et glorificateur de la face du père, bien que les décorations et la mise en scène fussent d'une magnificence curieuse et toute chinoise, n'a obtenu qu'un succès languissant que le talent de Mlles Elssler et Nathalie Fitz-James n'ont pu parvenir à raviver; les reprises de la Fille mal gardée, de la Somnambule, du Carnaval de Venise n'ont eu qu'un intérêt de comparaison sans influence sur la recette et puis comme dit Joshua, le geôlier de Marie Tudor, il ne faut pas revoir les opinions pour qui l'on fait la guerre et les femmes à qui l'on faisait l'amour à vingt ans ; femmes et opinions vous paraissent bien laides, bien vieilles, bien chétives, bien édentées, bien sottes ; ce qui est vrai des femmes et des opinions l'est encore bien plus des ballets. des décorations entièrement passées et rompues à tous leurs plis, ne permet pas d'exhumer ces momies de ballets qui ont peut-être été il y a quelques vingt ans des corps frais et jeunes, de charmants visages au joyeux sourire, mais qui auront toujours pour nous quelque chose de ridicule, de suranné et de paternel.

À voir ces vieilleries qui ont charmé nos pères et dont les airs roucoulés par les orgues à tous les carrefours, ont bercé notre première jeunesse, il vient au cœur une espèce de sentiment doux et mélancolique, comme lorsqu'on fouillant dans quelque recoin de tiroir poussiéreux vous retrouvez des jupes gorge de pigeon, des dentelles jaunies, un éventail désemparé, avec une romance de Jean-Jacques Rousseau d'un côté, et une bergerie a la gouache de l'autre, reliques oubliées d'une grand-mère ou d'une grand-tante morte depuis longtemps. Mais ce sentiment tout poétique, quoiqu'il ne soit pas sans douceur, ne suffit pas à remplir une salle d'Opéra ; d'ailleurs le délabrement des décorations entièrement passées et rompues à tous leurs plis, ne permet pas d'exhumer ces momies de ballets qui ont peut-être été il y a quelques vingt ans des corps frais et jeunes, de charmants, visages au joyeux sourire, mais qui auront toujours pour nous quelque chose de ridicule, de suranné et de paternel.

Il n'y avait donc à l'Opéra qu'un ballet, le Diable Boiteux, ballet très amusant et très spirituel de M. Burat de Gurgy, dont S. M. le roi de Prusse a été si content qu'il a envoyé à l'auteur une magnifique épingle représentant un diable boiteux avec un ventre de diamant, des yeux d'escarboucles et des pieds de rubis, mais ce ballet a eu cinquante représentations et il serait temps de laisser reposer ce succès et de montrer la belle danseuse sous d'autres aspects et d'autres costumes quoique l'on redemande toujours la cachucha avec la même fureur, il ne faudrait pas cependant applaudir exclusivement le babil des castagnettes et la pétulance espagnole, et si courue qu'elle soit, une pièce seule ne forme pas un répertoire.

Depuis longtemps il était question de faire reprendre les rôles de Mlle Taglioni, la Sylphide, la fille du Danube, par Mlle Fanny Elssler; les Taglionnistes criaient au sacrilège, à l'abomination de la désolation ; l'on eût dit qu'il s'agissait de toucher à l'arche sainte ; Mlle Elssler elle-même, avec cette modestie qui sied si bien au talent, craignait d'aborder des rôles où son illustre rivale s'était montrée si parfaite, mais il ne fallait pas qu'un charmant ballet comme la Sylphide fût rayé du répertoire par des scrupules exagérés ; il y a mille manières de jouer, et surtout de danser une même chose, et la prééminence de Mlle Taglioni sur Mlle Elssler est une question qui pourrait parfaitement se contester.

Mlle Taglioni, fatiguée par d'interminables voyages, n'est plus ce qu'elle a été ; elle a perdu beaucoup de sa légèreté et de son élévation. Quand elle entre en scène, c'est toujours la blanche vapeur baignée de mousselines transparentes, la vision aérienne et pudique, la volupté divine que vous savez ; mais, au bout de quelques mesures, la fatigue vient, l'haleine manque, la sueur perle sur lé front, les muscles se tendent avec effort, les bras et la poitrine rougissent ; tout à l'heure c'était une vraie sylphide, ce n'est plus qu'une danseuse, la première danseuse du monde, si vous voulez, mais rien de plus. Les princes et les rois du nord, dans leur admiration sans prévoyance et sans pitié l'ont tant applaudie, tant enivrée de compliments, ils ont fait descendre sur elle tant de plaies de fleurs et de diamants, qu'ils ont alourdi ces pieds infatigables, qui, pareils à ceux de la guerrière Camille, ne courbaient même pas la pointe des herbes ; ils l'ont chargée de tant d'or et de pierreries, la Marie pleine de grâces, qu'elle n'a pu reprendre son vol, et qu'elle ne fait plus que raser timidement la terre, comme un oiseau dont les ailes sont mouillées.

Mlle Fanny Elssler est aujourd'hui dans toute la force de son talent, elle ne peut que varier sa perfection et non aller au-delà, parce qu'au-dessus du très bien il y a le trop bien, qui est plus près du mauvais qu'on ne pense ; c'est la danseuse des hommes, comme Mlle Taglioni était la danseuse des femmes, elle a l'élégance, la beauté, la vigueur hardie et pétulante, la folle ardeur, le sourire étincelant, et surtout cela, un air de vivacité espagnole tempérée par sa naïveté d'allemande, qui en font une très charmante et très adorable créature. Quand Fanny danse, on pense à mille choses joyeuses, l'imagination erre dans des palais de marbre blanc inondés de soleil et se détachant sur un ciel bleu foncé, comme les frises du Parthénon ; il vous semble être accoudé sur la rampe d'une terrasse, des roses autour de la tête, une coupe pleine de vin de Syracuse à la main, une levrette blanche à vos pieds et près de vous une belle femme coiffée de plumes et en jupe de velours incarnadin; on entend bourdonner les tambours de basque et tinter les grelots au caquet argentin.

Mlle Taglioni vous faisait penser aux vallées pleines d'ombre et de fraîcheur, où une blanche vision sort tout à coup de l'écorce d'un chêne aux yeux d'un jeune pasteur surpris et rougissant ; elle ressemblait à s'y méprendre à ces fées d'Ecosse, dont parle Walter Scott, qui vont errer au clair de lune, près de la fontaine mystérieuse, avec un collier de perles de rosée et un fil d'or pour ceinture.

Si l'on peut s'exprimer ainsi, Mlle Taglioni est une danseuse chrétienne, Mlle Fanny Elssler est une danseuse païenne. Les filles de Milet, les belles Ioniennes dont il est tant parlé dans l'antiquité, ne devaient pas danser autrement.

Ainsi donc, Mlle Elssler, quoique les rôles de Mlle Taglioni ne soient pas dans son tempérament, peut sans risque et sans péril la remplacer partout ; car elle a assez de flexibilité et de talent pour se modifier et prendre la physionomie particulière du personnage.

L'épreuve de vendredi a montré que Mlle Elssler n'avait pas trop auguré de ses forces en attaquant le répertoire de sa redoutable rivale.

Le sujet de la Sylphide est un des plus heureux sujets de ballets que l'on puisse rencontrer, il renferme une idée touchante et poétique, chose rare dans un ballet et même ailleurs, et nous sommes charmé qu'il soit remis au théâtre ; l'action s'explique et se comprend sans peine et se prête aux tableaux les plus gracieux, de plus il n'y a presque pas de danses d'hommes, ce qui est un grand agrément.

[...] Le costume de Mlle Elssler était d'une fraîcheur ravissante ; on aurait dit qu'elle avait coupé sa robe dans le crêpe des libellules et chaussé son pied avec le satin d'un lys. Une couronne de volubilis d'un rose idéal entourait ses beaux cheveux bruns, et derrière ses blanches épaules palpitaient et tremblaient deux petites ailes de plumes de paon, ailes inutiles avec des pieds pareils

Le nouvelle sylphide a été applaudie avec fureur ; elle a mis dans son jeu une noblesse, une grâce, une légèreté infinies ; elle apparaissait et s'évanouissait comme une vision impalpable, vous la croyiez ici, elle était là dans le pas avec sa sœur, elle s'est surpassée elle-même ; il est impossible de rien voir de plus parfait ni de plus gracieux ; sa pantomime, quand elle est prise par son amant dans les plis de l'écharpe enchantée, exprime avec une rare poésie le regret et le pardon, le sentiment de la chute et de la faute irréparable, et son long et dernier regard sur ses ailes tombées à terre est d'une grande beauté tragique.

Au commencement de la pièce il est arrivé un petit accident qui n'a pas eu de suite, mais qui nous a alarmé tout d'abord ; au moment où la Sylphide disparaît par la cheminée (singulier chemin par une Sylphide), Mlle Fanny, emportée trop rapidement par le contrepoids, a heurté assez violemment du pied le bois du chambranle.

Heureusement elle ne s'est fait aucun mal, mais nous prenons occasion de ceci pour nous récrier contre les vols qui sont une tradition du vieil opéra. Nous ne trouvons rien de bien gracieux à voir cinq à six malheureuses filles qui se meurent de peur suspendues en l'air par des fils de fer qui peuvent fort bien se rompre ; ces pauvres créatures agitent éperdument leurs bras et leurs jambes comme des crapauds dépaysés et rappellent involontairement ces crocodiles empaillés que l'on pend au plafond.

À la représentation au bénéfice de Mlle Taglioni, deux sylphides restèrent en l'air ; l'on ne pouvait ni les descendre ni les remonter toute la salle criait de terreur ; enfin un machiniste se dévoua et descendit par les combles au bout d'une corde pour les débarrasser. Quelques minutes après, Mlle Taglioni, qui n'a parlé que cette fois dans sa vie (au théâtre bien entendu) s'avança sur le bord du théâtre et dit " Messieurs, personne de blessé. Le lendemain les deux sylphides de second ordre reçurent un cadeau de la vraie sylphide. Il arrivera probablement bientôt quelque anicroche de ce genre.