Jules Janin (Saint-Etienne 1804 - Paris 1874) fut un écrivain et célèbre critique dramatique français. Il fut élu à l'Académie française en 1870. Il écrivit des articles pour divers quotidiens ou hebdonmadaires français. Après 1831, il entra au Journal des Débats où il publia ses critiques pendant quarante années. En 1844, il participa à l'ouvrage Les Beautés de l’Opéra dans lequel il publia sa Notice sur la Sylphide (1).
Notice sur la Sylphide par Jules Janin
Un jour, poussé par la fantaisie, la seule muse qui l'ait trouvé docile, notre ami Charles Nodier s'en va visiter les montagnes de 1'Écosse. Charmant voyage d'un bel esprit oisif et rêveur, qui s'inquiète fort peu de savoir ce que va dire la Revue d'Édimbourg ! Pâle et douce image d'un poète insouciant qui croit avoir tout fait pour la gloire et surtout pour la joie intérieure, quand d'une course aux pays lointains il rapporte moins que rien, un conte, un rêve, une ballade. Nodier, en effet, rapportait de son voyage en Écosse l'histoire de Trilby : Trilby, c'est le bon génie du foyer domestique, c'est le diable amoureux qui se rencontre dans toutes les mythologies ; c'est le rêve du printemps quand se glisse furtivement, dans la maison réjouie, le premier rayon du soleil ; c'est le rêve de l'hiver, à l'heure solennelle où la famille se presse, grelottante, autour de l'âtre enflammé ! Avec Trilby, le conte charmant de Nodier, un autre artiste, un malheureux artiste, mort d'une façon si tragique, Nourrit lui-même, a composé le ballet de la Sylphide pour le théâtre de l'Opéra, et du ballet de Nourrit, mademoiselle Taglioni a fait son chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre de la légèreté et de la grâce ! Trilby et la Sylphide, c'est la même ballade ; qui dit l'un, dit l'autre. Trilby, c'est le chant du poète ; la Sylphide, c'est le cadre du tableau ; mademoiselle Taglioni, c'est la poésie, c'est l'image, c'est l'idéal.Dans une rustique maison de l'Écosse, à l'heure matinale où chacun dort et repose, le crépuscule de la première heure du jour remplit la maison doucement éclairée ; la fenêtre est fermée au vent du matin ; au coin d'une vaste cheminée, Gurn le montagnard est endormi du profond sommeil d'un berger qui a travaillé toute la journée précédente. James, esprit moins grossier, rêve tout haut d'une belle vision qui l'obsède ; il voit en songe une forme aérienne, une tête au doux sourire, au doux regard. —Ce beau rêve, c'est l'image amoureuse, c'est la fée des campagnes florissantes, c'est le démon de la cabane. Où est-elle? que fait-elle? qu'es-tu devenue, la belle image flottante de mes rêves d'amour ? Est-ce un rêve ? Non, ce n'est pas un rêve, la forme légère danse en effet autour du jeune homme endormi ; « elle bondit avec une joie d'enfant dans les flammes, » dit Nodier ; et dansant, elle parle ainsi, la folâtre : « Les fleurs que tu trouves sur ton passage, c'est moi qui vais les dérober pour toi à nos campagnes enchantées ; les songes qui te plaisent le mieux, moi seule je te les envoie. — Beau jeune homme, pourquoi dormir ? il faudrait aimer un peu le follet de la chaumière ! » Tel est le rêve, et enfin la Sylphide a touché de sa lèvre tremblante le front du beau jeune homme ; ce baiser, c'est le réveil. James est debout! Ô bonheur ! Il a senti la lèvre amoureuse, il a entendu le bruit du baiser ! Son front brûle encore ! — Mais qu'est-elle devenue, l'ombre amoureuse ? par quel sentier invisible a-t-elle disparu, l'image charmante ? Cependant tout se réveille dans la cabane, on frappe à la porte, c'est la fiancée du jeune homme, fraîche et parée, qui vient dire bonjour à son jeune cousin. Ce jour, en effet, est un grand jour : James et la belle Effie seront mariés tout à l'heure. Les parents sont d'accord, les jeunes filles sont parées ; il y aura fête et gala sur la montagne, et déjà les danses commencent. Par le ciel ! pourquoi être si triste, maître James ? Vous voilà donc amoureux d'un rêve ? Sous le baiser de la lèvre idéale, votre front est resté brûlant et soucieux. Dansez donc et soyez gai, dansez et laissez-vous aimer de votre cousine Effie ; dansez, et fi du rêve ! En vérité, laissez-vous faire ; si vous voulez des baisers, vous en aurez, et aussi de tendres paroles, et dans votre main vous aurez une main vivante, non pas une ombre. Ainsi se parle le jeune Écossais à lui-même ; et le voilà, en effet, très occupé de la brune Effie ; il est gai, il est vif, il est amoureux! — Oui, mais dans cette ronde formée, si la robe blanche vient à passer, si le frôlement de l'aile jalouse vient à se faire entendre, si le regard triste et touché du lutin familier brille comme une flamme mouillée, soudain maître James quitte la main d'Effie, il se précipite à la suite du démon qui l'appelle, il ne voit plus que la Sylphide, il la suit de l'âme et du regard ! — Les gens de la noce se disent : Il est fou ! La fiancée se répète tout bas : « Il est amoureux d'une fille invisible! » Elle pleure, et pourtant elle l'aime encore, l'ingrat et le trompeur ! Resté seul, James appelle à son aide la vision évanouie : ce n'est pas un rêve, elle existe, il l'a vue, il l'a touchée ; elle l'appelle, elle est là, là du côté d'où vient le jour; elle se cache dans les fleurs du jardin. — Alors un grand bruit se fait entendre ; un coup de vent ouvre la fenêtre à demi brisée. — Qui vient d'entrer? c'est la Sylphide ! — Elle a été apportée par le vent printanier ! Elle se détache, blanche et suave jeune fille, de la fenêtre entrouverte ; elle est triste, elle a pleuré, elle a tout vu, elle a vu le triomphe d'Effie et le mariage qui s'apprête ; pauvre fille de l'air, à peine si ses deux ailes battent d'une seule aile. Et cependant la voilà qui se laisse attirer aux douces paroles du jeune homme ! Elle obéit au charme qui l'attire ; elle marche comme l'oiseau vole, elle est tremblante ; elle arrive, dansant à la fois comme les Grâces, sautant comme les nymphes, d'un pas doux et léger. Était-elle, en effet, assez charmante et gracieuse et naïve ? Elle arrivait sur la pointe du pied, elle se balançait gracieuse, jetant son corps tantôt à droite, tantôt à gauche. Vous la voyez, elle vous échappe, coquette, malicieuse, naïve, nymphe et lutin, tout l'esprit du rôle ; le récit et l'analyse n'ont que faire en tout ceci ; Charles Nodier lui-même, l'écrivain charmant et railleur, n'est plus rien, comme poète, à côté de mademoiselle Taglioni ; il n'a plus qu'à admirer, à applaudir. Ce qui fait le charme de ce petit drame, c'est que la fiction est habilement mêlée à la vérité ; l'idéal tient de très près à la vie réelle; le héros appartient également à la fille de la terre et à la fille des nuages. Une affreuse sorcière aux longs cheveux blancs, à la bouche impie, à la main osseuse, visage ridé et méchant, gâte quelque peu ce frais ensemble; mais le moyen de raconter une chronique de l'Ecosse, et de se passer de la sorcière ? C'est la sorcière qui jette les mauvais sorts, c'est elle qui ouvre la porte aux mauvais rêves, c'est elle qui dérange toujours quelque chose au bonheur des gens heureux ; quand elle passe, la fleur s'affaisse sur sa tige, l'oiseau arrête son chant commencé ; la jeune fille pâlit, le jeune homme le plus hardi veut en vain cacher sa pâleur ; la jeune mère, d'un geste convulsif, presse son enfant sur son cœur : elle est l'ennemie acharnée de la beauté, de la jeunesse. La sorcière n'a jamais été jeune, elle est née à soixante ans, l'âge des femmes de lettres ; elle apporte avec elle l'effroi et la vengeance ; elle se venge de celles qui sont belles, qui sont aimées, de celles qui aiment. Elle est la première qui ait dit à la pauvre Effie : « James, ton jeune fiancé, ne t'aime pas. » Puis elle est partie laissant ce doute cruel dans ce jeune cœur. Gurn le butor, le jaloux, l'autre amoureux d'Effie, quand une fois il a bien dormi, ne s'occupe plus qu'à chercher les moyens d'accabler son rival. Il est perfide et fin, il est sournois ; il guette le je ne sais quoi qui va venir ; il est plus clairvoyant qu'Effie elle-même, car de ses gros yeux stupides, mais jaloux, il découvre la légère Sylphide ; il prend ce bel oiseau ailé pour une femme de la terre ; il l'a vue recevoir un baiser, et il s'en va pour avertir la fiancée. « Accourez, accourez tous, une femme est là, brillante et parée ; elle m'a vue, elle s'est cachée dans le fauteuil de la grand-nère, sous le plaid du jeune homme. » On accourt ; Gurn est triomphant, James est troublé. Effie, d'une main tremblante, soulève le plaid qui cache sa rivale. Ô bonheur! le fauteuil, est vide ! le démon est parti. Effie, indignée, accable Gurn de ses mépris, elle rend à son ami ses grâces les plus charmantes, elle est toute prête à l'épouser, elle est heureuse et confiante. Allons, que rien ne trouble ces noces heureuses ! que la fête recommence de plus belle ! Gurn est un méchant qui a menti, un jaloux qui veut tromper Effie ! Il n'a rien vu, il ne sait rien, James n'est amoureux que d'Effie ; reprenez vos danses interrompues. Et, en effet, la danse recommence. Effie est heureuse, James est triste ; Effie s'abandonne à la joie d'avoir un mari, à dix-huit ans, James s'étonne, il hésite, il regarde, il voudrait percer le nuage ; il attend celle qui doit venir, et cependant l'heure approche, il faut marcher à l'autel, il faut donner, à la jeune Effie, l'anneau du mariage. C'est alors, il est temps, que reparaît la Sylphide, invisible et présente, invisible pour tous, excepté pour celui qu'elle aime. À cette vue, James oublie toutes choses : plus de mariage, plus de noces, plus d'Effie, la fantaisie l'emporte, la Sylphide est la plus forte. Elle fuit, James la suit à perdre haleine ; l'un et l'autre disparaissent dans le lointain, emportés par la même passion. Charles Nodier vous raconte cela mieux que nous ne saurions faire. « La jeunesse seule a pour « vous le charme de la beauté ; c'est pour elle que vous m'avez quittée, fantaisie de mon sommeil que je n'ai « fait qu'exprimer. » Telle est la première partie de ce récit fantastique; l'imagination peut en revendiquer sa bonne part; mais cependant cela ne dépasse pas les limites convenues. Laissez-vous conduire, suivez la fille de l'air dans ses demeures que couvre un vert feuillage.
Il fait nuit, la nature est en deuil, l'oiseau funèbre prolonge sa plainte monotone; la lune se couvre d'un nuage sanglant. Dans l'endroit le plus sombre de la forêt, à l'entrée de l'obscure caverne, la sorcière accomplit ses incantations magiques; elle accourt, non pas seule, mais suivie de toutes les vieilles du sabbat, et ces horribles femmes s'abandonnent à leur horrible joie tant qu'elle peut aller. « Telles sont les fêtes que se donnent les sorcières à certaines époques des lunes d'hiver. Ce sont des rires glapissants et féroces, des éclats de voix singuliers, des chants qui paraissent appartenir à un autre monde, tant ils sont grêles et fugitifs. Ces femmes sont vêtues de tristes haillons souillés de cendre et de sang. Mais enfin, quand l'œuvre de ténèbres est accomplie, se montre dans le ciel rasséréné l'aube matinale, et les horribles vieilles se répandent comme la fumée blanche, emblème du soufre dévoré par la flamme, dans les ombres des bois et dans les nuages du ciel! » — Horrible est le beau, agréable est l'horreur. Volons à travers le brouillard et l'air impur ! Ainsi parlent les sorcières de Macbeth. Les sœurs du Destin se sont prises par la main, elles vont sans cesse parcourant les terres et les mers, et ainsi tournent, tournent, tournent trois fois. — Trois fois le tigre a miaulé, trois fois le hérisson a gémi. — La sorcière s'abandonne à son incantation magique : œil de lézard, pied de grenouille, langue de chien, fiel de bouc, nez de Turc, et, comme dit Macbeth : - Eh bien ! hideuses vieilles du mystère, des ténèbres et de l'heure de minuit, que faites-vous là? — Une œuvre sans nom! — A la fin, l'horrible vieille obtient, de ses enchantements, un talisman de mort, — une écharpe rose à faire envie à toutes les filles de la terre. Que sait-on ? c'est peut-être bien une moralité cachée, c'est un enseignement qui pourra profiter aux jeunes coquettes de vingt ans. Hélas! en effet que de jeunes cœurs ont été perdus pour moins que cela, une écharpe ! Que de misères représentent un collier de perles, une escarboucle, une plume flottante, un colifichet d'une heure ! Faites votre profit de cette moralité, jeunes filles qui venez à l'Opéra ! « Peu à peu, à mesure que vient le jour (c'est toujours Nodier qui parle), les vapeurs du lac élargissent les « losanges flottantes de leurs réseaux de brouillard ; celles « que le brouillard n'a pas encore dissipées se bercent sur l'occident, comme une trame d'or tissée par les fées du lac pour l'ornement de leurs fêtes. C'étaient de petits nuages humides où l'orangé, le jonquille, le vert pâle, luttaient, suivant les accidents d'un rayon ou le caprice de l'air, contre l'azur, le pourpre et le violet. Tout se confondait dans une nuance indéfinissable et sans nom.
Un bel oiseau ne suivrait pas Tes pas !
et elle était aussi légère que cette scintillante musique. Pour mademoiselle Taglioni, Meyerbeer le terrible, dans son troisième acte de Robert le Diable, a composé le pas ravissant de cette ombre en peine qui achève la défaite du héros. — Elle seule elle a touché à l'idéal de la passion, elle a fait de la danse un art chaste, même dans son emportement. Naguère encore, quand elle s'est montrée pour ne plus revenir, l'avons-nous vue assez légère, assez charmante, assez sylphide ! En vérité, il n'y avait qu'elle au monde qui dansât ainsi. Elle était si pâle, elle était si chaste et si triste. En même temps on savait si bien qu'elle était à l'aise, là-haut, sur nos têtes, et qu'elle n'aurait pas de vertiges ! C'était une danse toujours nouvelle, une grâce toujours nouvelle ; nul effort, nulle gêne, tout cela lui venait comme le chant vient à l'oiseau; et quand elle s'arrête enfin, quand elle descend de ce deuxième ciel où elle était si bien, c'est qu'elle ne veut pas nous fatiguer à la suivre plus loin que le nuage rose dans lequel elle se perdait si souvent. Portée à ce degré de légèreté et d'élégance, la danse devient, tout à fait, un art digne de tenir sa place à côté des plus beaux arts. Cet art a frappé même les meilleurs esprits et les plus graves. Naguère encore, à propos (qui le croirait ?) de M. de Rancé, le réformateur de la Trappe, M. de Chateaubriand, s'arrêtant dans le récit de ces austérités chrétiennes, se mettait à saluer, d'un sourire jeune encore, la danse de Marie Taglioni, et ce nom-là, inattendu dans un si grave sujet, ajoutait une grâce nouvelle à ce livre tout rempli des plus austères et mélancoliques reflets.
Il y a dans Shakespeare un passage qui exprime assez bien l'effet produit par une de ces belles représentations de la Sylphide, quand mademoiselle Taglioni dansait de toute son âme et de tout son cœur : « L'air est rempli de bruits, de sons et de doux airs qui donnent du plaisir sans jamais nuire. » Mais personne ne saurait dire combien de douleurs mademoiselle Taglioni savait mettre dans le dénoûment de son drame; on eût dit l'agonie d'un beau lis; elle mourait peu à peu, lentement, d'une mort aérienne, l'horrible sorcière regardant d'un œil narquois cette mort funeste. Cependant les sœurs de la Sylphide descendaient des nuages portant le linceul de gaze, et le groupe mélancolique se perdait là-haut dans le nuage silencieux.
JULES JANIN.
(1) Jules Janin, Notice sur La Sylphide, in Les Beautés de l’Opéra, ou Chefs-d’œuvre lyriques illustrés par les premiers artistes de Paris et de Londres, sous la dir. de Giraldon, avec un texte explicatif rédigé par Théophile Gautier, Jules Janin et Philarète Chasles, Paris, Soulié, 1845, 10 part. en 1 vol., ill., 7e partie, p. 3-23 [f. 183-203].
Le livre Les Beautés de l’Opéra est disponible sur Gallica, le site en ligne de la BnF. Source du texte et des reproductions.
Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici.