Il n’y a pas de « meilleur » membre des Beatles. La magie du groupe résidait dans sa composition. Le fait que les Beatles soient amis depuis leurs années de lycée leur donnait le droit de se chamailler comme seuls de vieux amis peuvent le faire. Leurs personnalités extrêmement variées les faisaient souvent se disputer comme des frères, mais toujours dans le but de capturer cette alchimie artistique unique qui les a rendus si emblématiques.
Cette cohésion fut cruciale lorsque les quatre membres affrontaient ensemble le monde, s’aguerrissant dans l’univers impitoyable des gangsters, des propriétaires de clubs douteux et des salles encore plus louches à Hambourg, à des kilomètres de chez eux et à un âge tendre. Cette dynamique soudée les rendait véritablement unis, permettant de balayer les querelles d’un revers de plaisanterie.
Cependant, lorsque les rires s’estompaient, le groupe semblait moins être une bande unie, les objectifs s’éloignaient, et les chamailleries se transformaient en disputes ouvertes. Ce qui faisait leur force menaçait alors de les détruire. Ils n’étaient plus des amis de lycée créant de la magie, mais des musiciens individuels nourrissant des rancunes croissantes. Ce déclin fut particulièrement évident lors de la pire session jamais enregistrée par les Fab Four : l’enregistrement de « Maxwell’s Silver Hammer ».
« La pire session de tous les temps, c’était “Maxwell’s Silver Hammer”. C’était le pire morceau que nous ayons jamais eu à enregistrer. Cela a duré des semaines interminables. J’ai trouvé ça insensé », a plaisanté Ringo Starr.
Personne ne semblait vouloir enregistrer cette chanson, sauf un Paul McCartney de plus en plus insistant, qui l’apporta fièrement au studio à un moment où les tensions étaient déjà exacerbées. L’image du marteau frappant une enclume inflexible, que l’on entend même dans le mix final, résume parfaitement l’atmosphère qui régnait alors.
« Je détestais ça », se souvenait John Lennon. « Tout ce dont je me souviens, c’est qu’il nous a fait le refaire des millions de fois. »
Ce n’était pas seulement l’effort répétitif qui posait problème, mais le sentiment sous-jacent que cette chanson n’était qu’un projet vaniteux, conçu presque pour briser le groupe. John Lennon ajouta à David Sheff : « [McCartney] a tout fait pour en faire un single, mais ça n’en était pas un et ça ne l’aurait jamais été. Mais il a ajouté des riffs de guitare, fait frapper des morceaux de fer, et on a dépensé plus d’argent sur cette chanson que sur n’importe quelle autre de l’album. »
Avec 21 prises enregistrées, un chiffre modeste par rapport aux sessions modernes, le morceau semblait pourtant bien éloigné des méthodes frénétiques mais spontanées des premiers jours du groupe à Hambourg. Cette fracture artistique, jusque-là absente malgré les épreuves traversées ensemble, devenait un point de non-retour.
Spirituellement, la chanson elle-même reflétait cette fracture. Comme l’expliquait McCartney : « [C’était] mon analogie pour ces moments où quelque chose tourne mal de façon inattendue. » Et des choses allaient mal — beaucoup de choses. La présence envahissante de Yoko Ono, l’ombre encore plus néfaste de l’héroïne, les tensions avec Allen Klein ou encore l’absence du regretté Brian Epstein… Mais surtout, ils n’étaient plus ces jeunes frères d’armes contre le monde. « Maxwell’s Silver Hammer » a scellé cette fin. Et si les Beatles ne pouvaient plus être « les bons vieux Beatles », alors ils n’étaient plus un groupe du tout.
Cette conclusion fut partagée par George Harrison, qui décréta : « C’était ridicule. C’était très égoïste, en fait. »
Le glas avait sonné. Comme le résuma George Martin : « J’aime beaucoup Abbey Road. Probablement parce que c’est le dernier album que nous avons fait, et nous savions plus ou moins que c’était la fin. » Ironie du sort, le fait que cette chanson soit un classique instantané prouve la grandeur du groupe d’autrefois : ce n’était pas une flamme mourante, mais un éclat de gloire folle.