Je devais, mais les choses en ont décidé autrement, passer l’après-midi à la
Médiathèque Marguerite Yourcenar, 41 rue d’Alleray. J’ai changé mes plans, ignorant que les photos du spectacle capturées par Pierre Planchenault y étaient exposées avec le soutien du Divan Librairie. Ce fut après tout un mal pour un bien car la surprise fut encore plus forte.Il est proposé à partir de 10 ans mais il me semble que cet âge est un peu jeune pour en apprécier davantage que les effet esthétiques.
Rarement une note d'intention aura été aussi juste tant il est vrai que Raphaëlle Boitel a construit Ombres Portées comme une œuvre à tiroirs, qui plonge le spectateur dans une poétique Kafkaïenne, autour d’une réflexion sur la quête identitaire, la construction de soi, les destins qui basculent, la fragilité des équilibres, mais évoque aussi la question du sentiment de culpabilité ou de ses dommages collatéraux. Le spectacle commence avant que ne se dissipe un épais brouillard. Une jeune fille (Vassili Rossilion) parle et danse suspendue à une corde (ce qui, même en étant sonorisée est une véritable prouesse). Ses cheveux accompagnent ses mouvements et scandent ses souvenirs et ses rêves. Elle se balance, comme tous les enfants du monde, à ceci près que la corde est en forme de V … et que ça devient vite plus qu'impressionnant … et que sans qu'on y prenne garde elle disparaisse dans les cintres.
Après le cirque, place au théâtre avec une scène de mariage accompagné de la promesse que "ce sera vite passé et que tout ira bien", comme si cela pouvait se dérouler ainsi. Personne n'est dupe.
Il y a aussi du mime dans le jeu des artistes. Et une musique répétitive, composée par Arthur Bison, dont on se demande si elle provoque leurs mouvements ou si elle en est issue.Tristan Baudoin est un génie en matière d'éclairage. Le peu de lumière sur le plateau nous contraint à mieux regarder et à maintenir notre attention à son paroxysme. Plus tard les rayons stroboscopiques permettront, à l'instar de pinceaux, de découper l'espace en y configurant comme des parois noires entre lesquelles les personnages se débattent, en dansant parfois à reculons, composant des figures insensées.Il y a aussi des moments de douceur comme ce dîner sur la musique mélancolique à souhait de Simon & Garfunkel créée en 1970, "Bridge over Troubled Water" dont les notes reviendront plus tard. Ce choix n'est sans doute pas un hasard. Le spectacle est imprégné de références à la psychanalyse.
La chanson, emblématique d'une époque, a reçu 7 Grammys alors qu'elle a été composée à la va-vite (c'est de notoriété publique) ce qui reviendrait à célébrer le contraire du mérite. De plus, elle a correspondu à la fois au sommet de la carrière du duo folk et au point de rupture qui a conduit à la séparation, un thème au coeur de la scénographie d'Ombres portées.
Les dialogues sont mesurés et chaque mot est pesé, charriant les violences subies et redoutées, les amertumes et les regrets, amenant le spectateur à supposer des non-dits. On joue sur scène avec les mots avec la même souplesse qu'on danse avec les corps.Parfois surréaliste, tantôt comique aussi. Qu'il est savoureux ce simulacre de séance mené par un psy dans la fumée (on ne peut s'empêcher aux cigares de Lacan) d'un docteur à la méthode laconique (sic).
Quelques minutes plus tard c'est de nouveau amusant de suivre la conversation téléphonique avec le téléphone rouge, posé sur cette table qui bouge, prenant de la hauteur quand le sujet l'impose. Nos sentiments passent par des montagnes russes tout au long de la représentation qui joue sur et avec nos frayeurs.
Tous les arts sont convoqués : cirque, théâtre, mime, musique, mais aussi cinéma quand nous sommes face à des séquences qui se déroulent en accéléré comme dans un film, à la frange de l'illusion et donc de la magie. Et bien évidemment la danse qui reste le pivot central. Les corps qu'on plie et déplie comme des origamis resteront longtemps imprimés dans nos mémoires.Il faut s'arrêter un instant sur Alba Faivre, spécialiste de mât chinois, corde lisse et trapèze, sortie en 2016 de l’École nationale de Cirque de Montréal et dont le travail s’articule toujours entre cirque traditionnel ou contemporain et danse, ce qui la prédisposait à rencontrer Raphaëlle Boitel. Tia Balacey est une acrodanseuse exceptionnelle. Elle interprète avec Vassili (citée en début d'article) et Alba plusieurs rôles féminins.
Le sexe masculin est représenté lui aussi par 3 personnes. Parmi eux Alain Anglaret (pour la première fois sur une scène) qui est le père, rôle difficile qu'il assume avec tempérament, jusqu'à consentir in fine un "pardon ma grande" qui soudera, on l'espère, une réconciliation transgénérationnelle. L’acrobate et danseur Mohamed Rarhib et puis le fabuleux Nicolas Lourdelle, en beau-fils volage, amoureux de deux des filles de la famille, est porteur d'un secret douloureux.
Cet artiste est également responsable des machineries et de la sécurité de ses partenaires, fonction essentielle sur un tel spectacle.
Ombres Portées
Mise en scène et chorégraphie Raphaëlle Boitel
Avec Alba Faivre, Vassiliki Rossillion, Tia Balacey, Mohamed Rarhib, Nicolas Lourdelle, Alain Anglaret
Collaborateur artistique, lumière, scénographie Tristan Baudoin
Musique originale Arthur Bison
Machinerie, accroches, agrès, sécurité Nicolas Lourdelle
Espace sonore, régie son Nicolas Gardel
Construction décor Ateliers de l’Opéra National de Bordeaux
Mise en garde : effets stroboscopiques
Théâtre Silvia Monfort, Paris
du 5 au 23 novembre 2024
Du mardi au vendredi à 19h30
Le samedi à 18h
Et en tournée à la Faïencerie, Scène conventionnée de Creil le 5 décembre
La Passerelle, Scène nationale de Gap les 23 et 24 janvier 2025
Théâtre Durance, Scène nationale Château-Arnoux-Saint-Auban les 28 et 29 janvier
Le ZEF, Scène nationale de Marseille les 6 et 7 février
Célestins, Théâtre de Lyon du 19 au 23 mars