Vous l’attendez. Le long de haies dépeuplées et de silences froids. Vous l’attendez. A n’importe quelle heure d'opale ou d’or, vous la guettez. Aux miroirs des caniveaux et dans les couleurs de l'hiver, le pas haletant au cœur de la neige ou le regard jeté à la surface des océans, vous êtes là, presque étrangère à votre propre corps, donné aux mondes, ceux-ci qui ne vous lèguent rien, cette fois encore, elle ne viendra pas. Vous en êtes là de votre solitude, à vous peupler de souvenirs, à réessayer la fragilité de l’instant, à vous heurter à vos propres parois, celles qui ont oublié l’odeur, celles qui ont oublié même jusqu’à l’oubli.
Vous convoquez les morts, vous respirez vos disparus, comme les chiens pressentent l’os, la truffe à terre, et le visage blême, vous vous offrez de rêver, vous faites semblant de vivre. Vous l’imaginez l’imagination : elle serait tendre comme l’ombre des pins dans la lumière d’automne, brusque comme l’écume sur la tranche des îles. Elle se pencherait sur votre lit pour composer le silence, baiserait le front des palais blancs, avec cette comptine sur les lèvres, cet adagio d’enfant.
Elle est votre partition, la musique que vous avez voulu mettre sur l’espoir. Elle est le puits de vos émotions.
Le paysage de vos chairs et le sang de vos jours. Elle est votre fossoyeur et votre mère. L’inséparable. Le pont. L’abîme. Elle vous imaginerait l’imagination, vous rendrait âme et corps, fier déhanchement à l’actuelle carcasse de cette mort en cheminement. Avec elle, vous savez être belle, envahie, sensuelle. Avec elle vous le sauriez, avec elle vous l’avez su… Avec elle, chaque fois, vous n’êtes déjà plus qu'un souvenir. Vous l’attendez toujours. Et puis, vient l’instant où l’attente même n’est plus, elle cède le pas à un autre silence, quand la perspective est aux regrets.
Dans votre corps, là, rien ne parle. Vous aviez cru entendre des voix, des oiseaux et des chœurs de femmes, vous aviez cru sentir monter le flux, le soleil dans la salive, la phrase sur le ciel des phalanges. Mais non, rien ne parle qu’un gouffre sanctifié par trop d’attente. Vous lui préservez des espaces. Des lieux terrés dans l’histoire. La terrasse d’une ville au printemps, la course des ombres au crépuscule, le roulement mélancolique des trains…Vous allez vers les couchers de soleil et les champs de neige. Vers le spectacle, l’esclandre des jours. La contemplation est une lutte. La beauté de la nature affranchissant toute velléité de l’œuvre, il vous faut croire au regard, à l’attention humaine portée par les mots.Vous lui offrez de rester enfant. Vous lui offrez de rester sensible.
Rescapée des épreuves et de la sagesse. Vous défendez votre folie et votre impatience. L’étonnement est tout ce que vous avez trouvé pour être digne de l’aurore. C’est peu de dire qu’il faut manquer pour écrire. C’est peu de dire qu’il faut manquer au point d’écrire. Les phrases viennent comme des paumes à cours de fleurs, offrant ce qui fut depuis longtemps déjà, déraciné. Et c’est toujours quand vous l’abandonnez qu’elle revient. Elle est toute entière dans cette main qui se retire. Elle est le mouvement de l’écume qui se donne en se séparant. Son absence, c’est sa biographie. Le désert, son luxe. Elle n’a aucune vérité, aucun fondement, ni ambition, ni destin, à peine une vie devant elle. Alors, vous la souffrez, mais vous la remerciez. L’assonance vide de certains êtres interroge en vous, le vacarme du monde. Quand le silence instrumental des montagnes et son architecture d’absolu, vous émeuvent encore aux larmes…
Quand vous repensez à ces hommes, à cet autre silence qui s’est logé au creux de leurs ventres, aux émotions inhabitées par trop de peines, par trop d’isolement, par trop de fêlures… Alors, vous la remerciez, car si vous vous trouvez, si souvent dépouillée, c’est pour chaque fois, vous engendrer, neuve. Parce que c'est au bord du dire que vous vous êtes mise à ressentir. Parce que l'écriture et son attente, sauveront votre désespoir de son ennui.
SonYa Sandoz. Une si longue Attente in La mer exilée du silence
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Bona. Etude. Allégorie de la Charité d'après Raphaël 1510. Août 08, Mer d'Irlande. Graphite 0.5 sur papier Daler Rowney 21X29 cm
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John Cage. 4'33"