Dans quelque ville du monde qu’elle se trouve, Véronique Tadjo, poète, romancière et peintre, dont le travail est reconnu depuis maintenant plusieurs décennies, n’oublie jamais le pays de son enfance, la Côte d’Ivoire, qui demeure au cœur de ses préoccupations les plus intimes. C’est donc à Abidjan, dans une ville déchirée, qu’elle situe l’essentiel de l’intrigue de son dernier roman, Je remercie la nuit, qui paraît chez Mémoire d’encrier pour cette rentrée littéraire 2024.
Flora et Yasmina sont deux amies étudiantes, la première en littérature, la seconde en biologie. Elle partagent la même chambre et la même espérance de la jeunesse. Avec confiance et presque une certaine naïveté, elles traversent la vie sans en craindre trop durement les soubresauts, surprises quand la crise politique de 2010 éclate et embrase tout le pays. L’histoire rattrape alors les personnages et la fiction bascule dans la réalité. À l’époque, Ouattara et Gabgbo revendiquant tous les deux la victoire aux élections, la Côte d’Ivoire se retrouve écartelée entre deux présidents et polarisée par des militants fanatisés, au mépris d’une population bien souvent prise en étau.
« Il n’y avait pas si longtemps encore, Flora pensait que la ville était généreuse, donnant toujours un peu plus et distribuant de bonnes surprises sans attendre les jours de fête. Les quartiers grouillaient d’un monde bariolé, les concessions poussaient comme des champignons, les marchés regorgeaient de denrées, les employés de bureau semblaient efficaces, et de jeunes femmes coquettes rendaient les rues élégantes. Les taxis étaient en bon état. Les bus dans des rugissements de félin dominaient les lieux. De tous les coins, les habitants s’infiltraient dans les artères de la cité. Les arbres poussaient dans l’étreinte tiède du sol et de l’air, humide et moite. » (p.57)
Le tableau idyllique est alors brisé et la déchirure politique se propage aux familles et, dans bien des cas, dissout les liens de l’amitié comme ceux du sang. Les deux jeunes filles alors réagissent différemment, chacune avec sa sensibilité, la belliqueuse et la pacifiste, leur relation en est ébranlée, jamais brisée totalement. Pour autant, les routes opposées qu’elles seront contraintes à emprunter à la suite de ces événements les éloignent l’une de l’autre au moins géographiquement. Par ces deux trajectoires, opposées et complémentaires à la fois, Véronique Tadjo cherche à illustrer l’impact que les crises politiques peuvent avoir sur les individus. Le propos pourrait ainsi être plus général et avoir valeur d’exemple. Pas sûr cependant que l’on puisse lire l’aventure de ces deux jeunes femmes au-delà de la situation propre à la Côte d’Ivoire en ce début des années 2010. Le regard bute contre les figures des deux rivaux, autour desquels naissent tout un tas d’associations et de groupuscules, émiettant le tissu social, un peu à la manière dont les Ivoiriens se sont heurtés à une réconciliation impossible. Se reconnaîtront-ils ou pas ? En tout cas, ils seront certainement intéressés et séduits par cette fable profondément humaniste qui semble vouloir montrer à tout prix la voie moyenne, celle de la fraternité qui renvoie dos-à-dos les partisans de l’un comme ceux de l’autre, rejetant au loin toute idée révolutionnaire.
Les deux héroïnes, que l’on peine parfois à distinguer, se retrouvent ainsi emblématiques de destinées qu’elles n’ont pas choisies, l’exil de Flora en Afrique du Sud, avec les mêmes espoirs qui renaissent et s’effritent, comme le retour dans le giron de la tradition pour Yasmina, sont des manières de rappeler que les citoyens ordinaires, en dépit de leurs velléités de prendre part au grand jeu du monde, sont le plus souvent réduits à être les victimes passives de décisions qui les dépassent.
« Les chiens avaient aboyé furieusement dans la nuit. Des bouffées d’angoisse étranglaient Flora comme aux mauvais jours d’Abidjan. Réveillée en sursaut, elle alluma la lumière et but un grand verre d’eau. Elle n’était qu’une étrangère perdue dans les dédales d’une ville qui lui tournait le dos. Joburg était laide et agressive, n’hésitant pas à tout broyer. À piétiner l’espoir. Ses yeux d’acier, son corps dur, ses exigences éternelles. Bruyante. Il fallait s’accrocher à sa bonne étoile, se coller à son ange gardien. On ne s’y promenait pas en flânant, le nez en l’air. Ce n’était pas une demeure. La foule aux visages sculptés par une histoire trop récente portait encore le tatouage des jours passés. Et pourtant, tout se déroulait comme si les lendemains étaient déjà acquis, comme si les héros de la lutte avaient réussi à guérir le présent. » (p.235)
La langue est simple, parsemée de fulgurances et d’images qui, toutes, ont le mérite de replacer l’homme au centre de la nature, avec sa petitesse et sa fragilité, la thèse claire, c’est là le livre d’une femme engagée et probablement en colère.
Annie Ferret
Véronique Tadjo, Je remercie la nuit, Editions Mémoire d’encrier, 2024
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