Joker.
Folie collective
Une analyse d'Abdoulaye Imorou
La marque d’une intelligence de premier plan est qu’elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner. On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant être décidé à les changer.
Francis Scott Fitzgerald
Le film Joker a rapporté plus d’un milliard de dollars sur un malentendu. Joker : Folie à deux a fait un flop, sur un malentendu également.
Dans Joker, Arthur Fleck est présenté comme quelqu’un de dépressif, atteint du syndrome pseudobulbaire. C’est une victime de la société : elle ne lui apporte pas l’aide dont il a besoin. C’est une victime de bullies qui voient en lui une proie facile. C’est une victime de Murray Franklin qu’il idolâtre mais qui le méprise. C’est une victime de sa mère qui lui ment et qui a laissé ses partenaires le maltraiter lorsqu’il était enfant, voire qui l’a maltraité elle-même. Bref, sa vie est l’exemple même d’une VDM.
Cependant, c’est aussi un homme qui vit dans des fantasmes. Il est persuadé d’avoir une relation amoureuse avec Sophie Dumond. Il est persuadé que Murray Franklin le voit comme un fils. Il est persuadé d’être dans une relation fusionnelle avec sa mère. Il est persuadé d’être un élu qui va rendre la société meilleure notamment en la faisant rire. Bref, il est atteint d’une sorte de folie des grandeurs.
Finalement c’est un mauvais perdant qui ne supporte pas quand la réalité le rattrape. Il tue trois employés de Wayne Entreprises qui l’agressent dans les transports en commun. La thèse de la légitime défense est tout de suite écartée puisqu’il poursuit le dernier après qu’il a pris la fuite, le rattrape et l’exécute. Il tue Randall parce que ce dernier l’insupporte. Il tue Murray Franklin lorsqu’il comprend qu’il ne l’a invité que pour faire de l’audimat en se moquant de lui. Il tue sa propre mère lorsqu’il découvre qu’elle lui ment. Le film laisse même entendre qu’il aurait tué Sophie Dumond et sa fille. Bref, c’est un spree killer.
C’est un spree killer dont les premiers meurtres, ceux des employés de Wayne Entreprises, peuvent, pour un public non attentif, passer pour de la légitime défense. D’ailleurs, les médias commettent l’erreur de les présenter comme un acte de révolte comme l’establishment que ces employés représenteraient, comme une révolte des démunis contre les puissants. Gotham s’approprie vite cette romantisation des meurtres et voit dans le responsable une sorte de messie, le meneur d’une révolution qui n’a que trop tardé à venir. Arthur Fleck se laisse prendre au jeu. Ce n’est pas tant que la révolution l’intéresse : il est content d’être enfin au centre des regards, de compter, d’être important. Bref, il est heureux d’être admiré par Gotham.
Le problème est que le public aussi se laisse prendre au jeu. Il admire le Joker. C’est pour lui un exemple à suivre, un révolutionnaire qui ose s’attaquer au système. Le public voit en lui un nouveau Sankara. Le malentendu est là : il n’a jamais été question pour Todd Philips de faire l’apologie de la violence révolutionnaire, de faire d’un psychopathe une icône. Quoi qu’il en soit, cette image du Joker attire le public. Le film dépasse le milliard de dollars au box-office mondial.

Joker : Folie à deux met en scène un Arthur Fleck minable. Il est amaigri et sans charisme. Le film introduit le personnage de Harley Quinn ou plus exactement de Lee Quinzel. Lee Quinzel est aussi sans véritable charisme. Elle a peu de présence. Elle n’est même pas sexy. Elle n’est même pas badass. Le couple Arthur Fleck / Lee Quinzel est loin d’avoir la flamboyante imprévisible qui est habituellement celle du couple Joker / Harley Quinn. Il n’y a pas de quoi être hypé.
Joker : Folie à deux contient peu d’actions. À Arkham, il n’y a pas de conflits entre détenus en vue de définir qui est le mâle alpha. Il n’y a pas vraiment de conflits avec les gardiens. Ces derniers semblent s’être imposés aux détenus au point de pouvoir se passer de mesures spéciales de détention et du port d’une armure. Il y a bien l’incendie que provoque Lee Quinzel, mais il ne remplit pas ses promesses. Arthur Fleck et Lee Quinzel n’en profitent pas pour s’évader. Ils sont juste ridicules à jouer à échapper aux projecteurs à balayage avant d’être finalement et facilement rattrapés. Il n’y aura donc pas de Joker et de Harley Quinn lâchés dans la ville. Il n’y aura pas de killing spree à deux. Il n’y aura pas de folle révolution. Il n’y aura pas de quoi être hypé.
Joker : Folie à deux déconstruit la violence du premier film. Il dissipe le mystère. Arthur Fleck n’a pas tué Sophie Dumond et sa fille. Mais c’est pour aussitôt révéler que ces dernières ont dû déménager à la suite du traumatisme et de la pression des journalistes. Le film ne laisse ni Arthur Fleck ni Lee Quinzel tuer. Arthur Fleck ne tue que dans ses fantasmes comme lorsqu’il imagine fracasser la tête du juge avec sa masse. Au contraire, c’est Arthur Fleck lui-même qui est victime de la violence des gardiens de prison lors d’une scène qui suggère un viol punitif. C’est Arthur Fleck qui est tué à la fin du film par un ancien fan. Surtout, le film met en scène un Arthur Fleck qui finit par confesser ses crimes et reconnaitre qu’il est responsable de ses actes et de leurs conséquences. Déçue, Lee Quinzel quitte le tribunal. Elle était amoureuse du Joker. Il se révèle n’être qu’Arthur Fleck. Elle n’est plus hypée.
Le public aussi est déçu. Il attendait un Joker et une Harley Quinn en pleine action révolutionnaire. Il n’a qu’un Arthur Fleck pathétique et une Lee Quinzel effacée. Il voulait la révolution, la Renaissance enfin en acte. Le malentendu est là : il est davantage question pour Todd Philipps de déconstruire l’idée d’un Joker révolutionnaire et d’une violence légitime car révolutionnaire. Le public déserte les salles. Le film fait un flop.
Le public reproche à Todd Philipps d’avoir fait une mauvaise comédie musicale, Il manque de voir que Joker : Folie à deux n’est pas une comédie musicale. Les scènes musicales ont de toutes autres fonctions. Elles lient les deux films. Dans le premier, Arthur Fleck n’a de cesse de danser. Il danse lorsqu’il rejoint Murray Franklin sur le plateau de son émission. Il danse lorsqu’il descend les escaliers en mode Joker. Il danse après avoir tué les employés de Wayne Industries. Il danse au rythme d’une musique qu’il est seul à entendre dans sa tête. Dans le second film, le public est invité à entendre, lui aussi, la musique. Les scènes musicales illustrent l’état d’esprit d’Arthur Fleck. Elles disent plus explicitement que ce dernier est constamment en train de fantasmer.
Le public se plaint de la place prise par les scènes du tribunal. Or, ces scènes permettent aussi au deuxième film d’être sans solution de continuité avec le premier. Elles poursuivent la critique de la société et de ses manquements. Elles montrent que la société refuse de voir sa part de responsabilité et entend faire d’Arthur Fleck le seul coupable. Elles montrent la violence d’un milieu carcéral qui brutalise les détenus et ne cherche nullement à préparer leur réinsertion dans la société. Les scènes de tribunal sont aussi l’occasion d’approfondir la relation entre Arthur Fleck et Lee Quinzel. Ici, c’est Lee Quinzel qui manipule Arthur Fleck là où c’est habituellement le Joker qui manipule Harley Quinn. Lee Quinzel met tout en œuvre pour qu’Arthur Fleck satisfasse son fantasme à elle, pour qu’il s’efface complètement et laisse place au Joker.
Le public déplore que cette relation ne soit pas mieux construite, qu’elle paraisse superficielle et sans réelle chimie. Mais il ne pouvait en être autrement. Cette relation s’inscrit dans la logique des relations d’Arthur Fleck, des relations construites sur des fantasmes et des mensonges, comme celles qu’il a entretenues avec sa mère, avec Murray Franklyn, avec Sophie Dumond, avec… Dès le début, la relation entre Arthur Fleck et Lee Quinzel était vouée à l’échec. Arthur Fleck s’ouvre complètement à elle. Il va jusqu’à lui avouer qu’il a tué sa mère, crime que l’accusation ignore et qui est de nature à faire basculer le procès. Mais Lee Quinzel ne prend pas la mesure de l’aveu. Cette information ne l’intéresse guère. Pire, elle ne lui convient pas. C’est qu’avec elle, c’est le Joker qui s’efface pour laisser place à Arthur Fleck. Elle l’ignore donc simplement. De l’autre côté, Lee Quinzel ment sur qui elle est vraiment, c’est-à-dire une femme de la haute société, diplômée et qui dispose de suffisamment de pouvoir pour entrer et sortir d’Arkham comme elle le souhaite. Elle présente, plutôt, une image de laissée-pour-compte qu’elle pense plus susceptible de plaire au Joker.
De fait, Lee Quinzel est véritablement une imposture. Elle ne l’est pas tant parce que c’est une dame de bonne famille qui joue à la révolutionnaire. Elle l’est parce qu’elle n’écoute pas Arthur Fleck. En ce sens, elle représente exactement ce que dénoncent les deux films. En effet, Joker et Joker : Folie à deux ne sont pas des films contre les dominants et pour les dominés, contre les riches de plus en plus riches et pour les pauvres de plus en plus pauvres. Ce sont des films sur le manque de communication. Arthur Fleck souffre de ce que personne ne l’écoute. Ce n’est pas son frigo qui est vide. C’est son cœur qui l’est. Dans le premier film, ce manque de communication est mis en scène à maintes reprises. Lorsqu’Arthur Fleck est porte panneau dans la rue, personne ne le voit. Lorsqu’il essaye d’amuser l’enfant dans le bus, la mère lui intime silence. Sa mère ne l’a jamais écouté. Les assistantes sociales ne l’ont jamais compris. Ses collègues ne le considèrent guère. Murray Franklin ne l’invite pas parce qu’il s’intéresse à lui. Arthur Fleck lui-même n’écoute personne. Il n’écoute pas les réactions des spectateurs qui ne le trouvent pas drôle car il se rêve en star. Il n’entend pas les invitations amicales de Sophie Dumond car il préfère fantasmer une relation amoureuse.
Dans Joker, personne n’écoute personne. La communication ne passe nulle part. Elle ne passe même pas entre le film et son public. Le film dit clairement que le Joker est un criminel. Le public l’idolâtre. Todd Philipps est intervenu plusieurs fois pour dire que le Joker ne doit pas être vu comme une figure modèle. Le public ne l’a pas écouté. Il fait tout un deuxième film pour montrer que le Joker n’est pas une figure modèle. Le public refuse d’aller le voir. Plus qu’un manque de communication, il y a un refus de communication.
Dans Joker : Folie à deux, ce n’est pas que Lee Quinzel n’entende pas Arthur Fleck. C’est surtout qu’elle n’a que faire de ce qu’il a à dire. Seul le Joker l’intéresse. De plus, il ne l’intéresse que dans la mesure où il dit ce qu’elle pense déjà, qu’il va dans le même sens qu’elle. Lee Quinzel ne veut entrer en conversation qu’avec elle-même. Comme elle, le public ne veut échanger qu’avec lui-même. Il a bien compris que pour Todd Philipps le Joker n’est pas une icône. Il ne veut juste pas l’entendre. Il en veut à Todd Philipps de ne lui avoir pas dit ce qu’il voulait entendre, pire d’avoir insisté pour le détromper et le sortir de son fantasme, déconstruisant par la même occasion toute une série d’autres fantasmes. En effet, reconnaitre que c’est problématique d’idolâtrer le Joker c’est aussi reconnaitre que ça l’est tout autant d’idolâtrer Kilmonger dans Black Panther ou encore le fou dans L’aventure ambiguë. Le public ne veut donc pas entrer en conversation avec Todd Phillips.
Mais qui est le public ? C’est le type là-bas, mais c’est aussi toi et moi. C’est notre folie que les deux films mettent à nu. Ils disent la manière dont chacun de nous est persuadé de détenir la Vérité, d’avoir la mission de partager cette Vérité et donc d’être dispensé d’écouter les autres. Les tenants d’un Joker révolutionnaire ne veulent pas entendre ceux dont les propos vont dans un autre sens. Mais ces derniers ne sont pas davantage disposés à écouter les premiers. Chacun reste dans son monde et regarde les autres mondes avec mépris et colère. En ce sens, nous sommes tous des Lee Quinzel pour lesquels il n’y a qu’une seule vérité, la leur. Nous sommes des Lee Quinzel à une différence près. Nous, nous ne quittons pas la salle lorsque la conversation ne nous convient pas. Nous en éjectons les autres, ceux dont la parole ne se conforme pas à notre Vérité. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir la facilité avec laquelle nous excluons les indésirables des forums, des listes d’amis Facebook, de nos vies. Il suffit de se rappeler comment Yambo Ouologuem a été exclu du monde littéraire africain ; comment d’aucuns ont cherché à en exclure Mohamed Mbougar Sarr ; comment on cherche à en exclure Kamel Daoud ; comment, excluant ceux qui ne pensent pas comme nous, nous restons tous persuadés d’être dans notre bon droit, d’être du bon côté de l’histoire. Les films de Todd Philipps nous rappellent que ce refus de communication est plus que problématique. C’est notre mal du siècle, notre folie. Ils nous disent que quelle que soit la vérité que nous pensons détenir, la révolution que nous sommes persuadés de mener, rien ne nous autorise à refuser de converser avec notre voisin. Ce refus, davantage que les manquements de la société, fabrique des Joker.
Peut-être que les films de Todd Philipps nous invitent simplement à reprendre le dialogue y compris, sinon surtout, avec ceux dont les croyances sont les plus éloignées des nôtres. La bonne nouvelle c’est qu’ils sont déjà beaucoup à montrer l’exemple. Je pense à Achille Mbembe à Montpellier. Je pense à Gangoueus qui réussit à échanger à la fois avec les afro-pessimistes et les afro-optimistes, avec les décoloniaux et avec les anti-décoloniaux, avec A et avec Z, bref à maintenir la conversation dans un monde littéraire très divisé idéologiquement. Je pense à mes amis pro-AES qui sont restés mes amis. Je voudrais ici les remercier.
Abdoulaye Imorou