Avec les montagnes, c’est toujours pareil : on veut grimper dessus pour savoir ce qu’il y a derrière. Peut-être une plaine remplie de rivières. Peut-être la mer. Ou peut-être le désert. Dans la pente pourtant, j’avais autre chose en tête : ce couloir, le couloir, la saignée liquide plantée dans la forêt, toujours dans ma face, de l’autre côté du lac. Provocante, supérieure, moqueuse, évidente, énervante. Viens petit garçon ! Viens voir la grosse pente. Tu me penses skiable, skiable moi ? Dans tes rêves petit garçon, dans tes rêves. Tu verras, au sommet de moi tu regarderas en bas et tu feras dans ton froc. Oublie pas tes couche-culottes.
J’avais décidé une fois pour toutes d’en avoir le coeur net et je gravissais le sentier abrupt sans mollir et à peine essoufflé. À la croisée du chemin, plutôt que de prendre à droite pour enfin aller mesurer le tour de taille du dévaloir, je continuai tout droit pour monter encore en me conseillant une fois de plus d’aller consulter pour faire réparer les rouages de mon moi contradictoire.
La vue me laissa sans voix.
À pic dans le lac du pays de chez moi, bordé de prairies rectangulaires accrochées aux collines. Quelques touffes de nuages et deux traits horizontaux pour faire oublier la mer. Je suis resté là. J’ai oublié le couloir, oublié le reste, les heures immobiles creuses, perdues, fichues, englouties dans la gueule béante de la bête qui nous aspire patiemment centimètre par centimètre, jour après jour, les jambes, le tronc, la tête, le dernier cheveu et puis plus rien.
Que le noir.
La réalité du crépuscule me remit la tête à l’endroit. L’altitude, le manque d’oxygène sans doute. Le chemin à l’envers taillait une ligne claire au flanc de la montagne. Il y eut un craquement sec. Sourd. J’ai pensé à la course d’un chamois dans mon dos, un peu plus haut. Quelques secondes plus tard, un deuxième choc suivi d’un troisième, plus rapproché. J’ai fait volte-face, aux aguets, et j’ai vu ces deux blocs suspendus dans les airs à même pas dix mètres au-dessus de moi. Le premier à rebondi sur le sentier, repris son envol pour aller s’écraser au fond du pierrier. L’autre s’est arrêté juste un peu plus bas.
Une fois à l’abri, les jambes molles et le coeur battant, le choc de la pierre contre la pierre est revenu me parler. Me rappeler que quelque part, dans un autre couloir au nom d’ange, un autre bloc s’est détaché. Il y eut sans doute le même son sourd, le même craquement. Mais au fond de la fente étroite, le skieur taillait une courbe parfaite dans une seconde hors du temps. Une seconde, unique et impossible à la fois, l’intersection de deux trajectoires à la frontière des probabilités. Le casque qui éclate, peut-être, je ne sais pas, j’ai préféré ne pas savoir.
Il faisait froid dans cette église. Debout devant tous ces gens, j’ai essayé de te raconter. Je n’y suis pas arrivé. C’était trop vite, trop absurde et trop violent. On n’avait pas pris congé. Depuis, je continue à te parler de la neige et du beau temps, des cerfs qu’on apprivoise et de la beauté des tas de bois. On se chamaille, on se dispute, je vis en théorie, toi tu racontes n’importe quoi.
Alors oui, je déraille, c’est sûrement l’altitude. Pourtant, dans le silence qui a suivi le choc des deux blocs, je crois bien… Non, je suis sûr que j’ai entendu ta voix.
Que le noir.
Que du noir vraiment ?