Critique de L’Amante anglaise, de Marguerite Duras, vue le 23 octobre 2024 au Théâtre de l’Atelier
Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann, mis en scène par Jacques Osinski
C’est marrant, les modes. Duras n’est pas beaucoup montée, et, tout d’un coup, deux Amante anglaise à l’affiche. On s’est dit qu’on en verrait au moins une, on a choisi notre camp, et nous voilà. Découverte d’un nouveau texte, découverte de Sandrine Bonnaire sur scène, retrouvailles attendues avec Gregoire Oestermann et Frédéric Leidgens, bref, des ingrédients qui composent normalement un bon moment. Mais on ne sait jamais vraiment à quelle sauce on va être mangé. Surtout avec Duras.
Ça commence avec un long interrogatoire. On ne voit que l’interrogé. On écoute. On cherche à comprendre. Il est question d’un meurtre assumé, mais non expliqué. Une femme, la femme de l’interrogé, a tué une autre femme, sa propre cousine, sourde et muette. Elle a dit que c’était elle, mais elle ne sait pas pourquoi elle a fait ça. C’est tout l’objet des deux interrogatoires qui vont avoir lieu. Comprendre qui est cette femme, et pourquoi elle a fait ça.
Je pourrais vous dire « c’est Duras », je perdrais déjà pas mal de monde. Mais il faut laisser une chance à son théâtre. Moi qui ai du mal avec ses romans, je suis souvent captivée par son théâtre. Peut-être parce qu’il ajoute à cette langue si spéciale une voix, un corps, une histoire, une essence, que je ne parviens pas à retrouver à la seule lecture.
C’est un fil, Duras. Les comédiens sont en équilibre sur un fil, et, bien vite, nous aussi. Soit on accroche, soit on tombe. Mais quand on accroche, c’est pour des sensations assez folles. C’est rien, Duras. C’est des mots, et des silences. Mais c’est rien, l’équilibrisme. C’est un fil, et le vide. C’est pareil. Tant que tout est habité, alors l’espace semble plein, et le coeur se retrouve au bord des lèvres. C’est exactement ce qu’on a ici.
On est quelque part entre interrogatoire et psychanalyse. Dans un monde assez hypnotisant. Il y a deux parties très distinctes dans ce spectacle. Il y a la première, très théâtrale. Les deux comédiens jouent, ils jouent l’interrogatoire, ils jouent le doute, ils jouent les silences, et cette notion de « jeu » n’a rien de négatif, au contraire, c’est un jeu extrêmement maîtrisé, un jeu admirable, mené par deux grands comédiens, un jeu d’un naturel évidemment déconcertant, mais c’est une partie qui diffère tellement de la seconde que je ne vois pas comment la décrire autrement.
Parce qu’il y a la seconde, très durassienne. En fait, c’est le personnage incarné par Sandrine Bonnaire qui est très durassien. Autant dans la première partie on avait parfois l’impression de récolter des indices, d’avancer, en tout cas d’être face à quelque chose de linéaire, de partager un même langage, autant là, on se retrouve dans une espèce de boucle infinie où, parfois, il y a une intonation, un mot, une virgule qui va évoluer et permettre un petit pas de côté vers autre chose.
J’ai toujours vu Duras incarnée par des comédiens stylisés, et j’ai aimé ça. Des Alexandre Pavloff, des Fanny Ardant. La proposition de Sandrine Bonnaire a quelque chose de beaucoup plus déstabilisant. C’est de la matière brute. Elle joue l’autre. Celle qu’on ne comprend pas et qu’on ne pourra jamais comprendre. Et son jeu ne ressemble d’ailleurs pas à ce qu’on rencontre ailleurs. Directive ou inhabitude de la scène, qu’importe. C’était le bon choix. Elle est fascinante. Sans fioriture, elle parvient à faire sentir une vie complètement intériorisée.
Et le plus troublant, c’est probablement comme elle arrive à faire se déplacer la question qui nous agite. Seule la question du meurtre, le pourquoi du comment, semble susceptible de nous maintenir et là, tout d’un coup, avec quelques mots pas plus hauts que les autres, peut-être des phrases à peine plus longue, en tout cas quelque chose d’à peu près indiscible, le sujet se déplace. Et le sujet, ça devient elle, et c’est elle qu’on veut connaître, c’est elle qui soudainement semble occuper tout l’espace, elle et son étrangeté, son mystère, sa différence. Et c’est finalement ce qui reste de ce spectacle. Ce regard dans le vide, qui ne comprend pas ce qu’il cherche, et qui essaie désespérément de rallonger le temps d’échange, de conversation, d’intérêt qui lui est accordé. Cet échange, ce premier pas dans la lumière, avant l’obscurité qui s’annonce, c’est un fil qu’on souhaiterait infini.
Cette langue, vraiment, c’est quelque chose.