Si on est amateur de théâtre on a forcément déjà vu une version de La double inconstance. Il faut donc porter sur cette pièce de Marivaux un regard nouveau. C’est ce que fait Jean-Pierre Tribout en la mettant en scène alors que la question du consentement est complètement d’actualité.
Il en démontre tout le potentiel de manipulation et nous fait réfléchir sur l’apparente heureuse issue. Car si chacun aura trompé sa chacune la fin ne sera pas pour autant équitable. Le jeu des comédiens est absolument délicieux et on passe un excellent début de soirée à les observer se dépêtrer des fils qu’ils ont eux-mêmes noués.
La moquette est un tapis de fleurs jonchée de feuillages. Les boiseries sont moulurées et encadrent une double porte à petits carreaux en miroir dans laquelle -pour le moment- le public se reflète. Le décor en noir et blanc du sol au plafond conçu par Amélie Tribout est tout à fait judicieux puisque nous sommes dans l’artifice. De plus il est complètement dans l’air du temps avec la présentation au public d’une exposition très intéressante sur le sujet au musée Marmottan Monet. Les costumes d’Aurore Popineau concilient la modernité et l’invention en évoquant le XVIII° siècle, par leur forme et leur tissu, en particulier la toile de Jouy (et je recommande d’ailleurs vivement la visite du musée qui est consacré à cette industrie).Il n’y a que l’affiche que je n’ai pas appréciée. C’est bien peu de chose.La pièce commence par l’enlèvement de Sylvia (Emma Gamet) dont la "livraison" a lieu sous nos yeux et sous la plainte de violons discordants et sous le regard (voyeur) que lancent les autres personnages à travers les miroirs sans tain. Le Prince (Baptiste Bordet) rêve de conquérir la jeune femme. S’il d’abord emploie la force alors qu’il sait que le roi lui a défendu d’user de violence c’est pour mieux la soumettre ensuite en usant de manipulation. Le jeu sera autant intellectuel qu’érotique jusqu’à ce que Sylvia finisse par succomber en se figurant qu’elle est maîtresse d’elle-même.Arlequin (Thomas Sagnols) sera parallèlement victime de Flaminia (Marilyne Fontaine) qui nous évoque la perfidie d’une Madame de Merteuil qui sera soixante-ans plus tard à l’œuvre dans Les Liaisons dangereuses. Je rappelle à cet égard le superbe travail d’adaptation d’Arnaud Denis dont la mise en scène est étourdissante (en ce moment et jusqu’en avril 2025 à la Comédie des Champs-Elysées) avec de formidables comédiens.Bien que plus modeste, la pièce qui est jouée au Lucernaire est totalement aboutie. C’est un pur régal.La jeune paysanne aime son Arlequin d’un amour pur et réciproque. Tous deux vont résister avec force larmes, grève de la faim et tempêterie. Ce serait mal connaître la volonté du Prince que de croire qu’il se laissera attendrir. Il est bien au contraire stimulé par la puissance des sentiments de ses proies, tout comme sa complice Flaminia qui, avec une perversité inouïe ne cessera d’œuvrer à détruire l’amour de Sylvia pour Arlequin en usant du charme de Lisette (Agathe Quelquejay) très jolie, très bien faite, à qui on conseillera de laisser malgré tout sa coquetterie un brin au repos. En ayant recours à la bonne chère pour faire fléchir le gourmand Arlequin et en suscitant l’envie chez Sylvia et en réalisant le moindre de ses désirs.
On se doute bien que leur condition sociale ne les a pas habitués à si bon traitement et les traitres suivront la progression de leurs manigances à travers les miroirs sans tain et sous les violons, lesquels résonneront avec de moins en moins de grincements à mesure que les victimes s’affaiblissent.
Comme ils sont rusés à jouer en même temps sur le ressort de la déculpabilisation : si mon amoureux/euse aime ailleurs alors ce ne sera pas tromper que de regarder moi aussi dans une autre direction …L’envie de prendre sa revanche devient naïvement naturel.
L’intrigante Flaminia fait mine de ne pas aimer sa cible mais, ne la haïssant pas elle pourrait en débarrasser le Prince. Voilà qu’Arlequin, amoureux par mégarde, n’y comprend plus rien : Sylvia croirait que je suis dans mon tors alors que je suis innocent.
Sylvia reconnaît ne plus aimer Arlequin et, surprise mais soulagée, ne se croit pas être blâmable. Le morceau de musique qu’on entend alors fait nettement référence au chant du coucou. Comme le souligne Jean-Paul Tribout dans sa note d’intention : le corrupteur s’avère suffisamment habile pour sauvegarder les apparences en laissant à l’abusé l’illusion qu’il ne trahit pas ses principes tout en le rendant complice ! Le dénouement semble heureux puisqu’il se termine par deux mariages mais, en réalité le temps de l’amour éternel est rétrospectivement démasqué comme une illusion (une double inconstance) et remplacé par le temps du plaisir éphémère. Pas sûr que les deux couples y trouvent leur compte !Admirablement dirigés par Jean-Paul Tribout (qui se glisse dans le rôle de Trivelin), chacun joue avec subtilité de sa partition. Emma Gamet était précédemment la prodigieuse habilleuse de Maria dans Belles de scène. J’avais applaudi Agathe Quelquejay au théâtre Essaion en marquise dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Décidément ce metteur en scène s’y entend pour monter les comédies. Il avait proposé l’an dernier dans ce même théâtre une pièce réjouissante On va faire la cocotte.La double inconstance de MarivauxMise en scène de Jean-Paul Tribout
Avec Baptiste Bordet (Le Prince), Marilyne Fontaine (Flaminia), Emma Gamet (Sylvia), Agathe Quelquejay ou Lou Noemie (Lisette en alternance), Thomas Sagnols ou Anthony Audoux (Arlequin en alternance), Xavier Simonin (Le Seigneur), Jean-Paul Tribout (Trivelin)Lumières Philippe LacombeCostumes Aurore PopineauDécor Amélie TriboutCollaboration artistique Xavier SimoninDu 18 septembre au 3 novembre 2024Du mardi au samedi à 19 heures, le dimanche à 16 heuresAu Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs - 75006 Paris