" "J'ai déjà accompli beaucoup de choses", pensa-t-il avec contentement. "Presque toute mon existence. En réalité, je n'ai presque plus rien à faire..." Il songea avec une satisfaction tranquille que dans l'ensemble il avait terminé son travail, accompli presque toutes ses obligations, vécu dans un premier temps selon les exigences de ses semblables et des circonstances, puis différemment par la suite, sondé les possibilités du corps - à présent qu'il n'avait plus rien d'autre à faire qu'à découvrir pourquoi il avait souffert aussi ignominieusement toute sa vie, à trouver quel but poursuivait "l'idée" concernant sa créature, au vu des souffrances abjectes qu'elle lui avait déjà infligées et qui semblaient ne jamais vouloir finir, et, de manière générale, à comprendre pourquoi la satisfaction n'existait pas. Il lui fallait encore obtenir une réponse sur ce point précis. Il considérait comme humiliant d'avoir échoué aussi ridiculement et d'être réduit à l'avenir à errer de par le monde, à chercher la réponse auprès d'autres femmes, à éplucher des livres ou à interroger des hommes en quête de réponses dérisoires. "Je n'irai pas loin avec cette méthode", pensa-t-il avec mauvaise humeur..."
Sándor Márai, extrait de "L'étrangère", 1934. Éditions Albin Michel, 2010 pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :