La grande guerre racontee par les combattants (1)

Par Francois155

La relecture, durant l’été, de « Paroles de Poilus – Lettres et carnets du front », le recueil rassemblé par Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume, a imposé chez votre serviteur l’évidence d’aborder la Grande Guerre dans ces pages.

Des visites répétées sur les champs de bataille, l’omniprésence des monuments aux morts, sobres ou baroques, mais toujours poignants qui parsèment les plus petits de nos villages, la lecture pieuse des témoignages de ceux qui y participèrent, qu’ils en sortirent ou y moururent, la fréquentation des ouvrages d’historiens aussi évocateurs que le regretté Pierre Miquel, la poignante empathie, enfin, pour ces simples guerriers qui subirent l’enfer les dents serrées, m’ont toujours fait forte impression et, à l’instar du grand Georges Brassens, je proclame sans hésiter :

Depuis que l'homme écrit l'Histoire
Depuis qu'il bataille à cœur joie
Entre mille et une guerr' notoires
Si j'étais t'nu de faire un choix
A l'encontre du vieil Homère
Je déclarerais tout de suite:
"Moi, mon colon, cell' que j'préfère,
C'est la guerr' de quatorz'-dix-huit!"

Première conflagration réellement mondiale, creuset incandescent où l’on jeta l’ordre ancien pour le fondre avant de le marteler furieusement jusqu’à lui imposer une forme imparfaite, cette guerre a bouleversé l’Histoire au point que ses séquelles nous affectent encore aujourd’hui plus que nous ne voulons bien le croire. A l’heure où le monstre des conflits interétatiques semble s’ébrouer de plus en plus vigoureusement et alors que les Puissances s’organisent et se défient, chacune tentant de s’imposer dans l’architecture d’un monde en devenir, il est sans doute bon de jeter nos regards écarquillés mais lucides sur ce que fut cette vertigineuse immolation multinationale.

La narration qui est proposée ici adopte volontairement un parti-pris qu’il faut présenter : pour illustrer chaque période, parole sera donnée aux combattants, du simple soldat au général, à travers les récits et impressions qu’ils ont pu nous léguer dans leurs lettres et carnets. Il s’agit donc plus de laisser parler les acteurs que de proposer des analyses d’historiens, même si le contexte sera expliqué, bien évidemment. De même, priorité sera donnée aux soldats français, même s’il est possible que des témoignages allemands se glissent ça et là dans le récit. Un mot sur les sources : elles seront citées dans les notes de fin mais je ferais probablement, au bout de quelque temps, un chapitre qui leur sera spécialement dédié. Certains noms, connus ou pas, reviendront avec régularité. D’autres, tragiquement, ne feront qu’un bref passage parce que la Mort aura interrompu leurs écrits.

Mais il est temps, chers lecteurs, de revivre ces épisodes terribles de notre histoire en nous penchant respectueusement vers cet abysse où tant de nos ancêtres ont péri. Et gardons bien, à ce propos, présent à l’esprit l’avertissement de Nietzsche : « Lorsque tu regardes au fond de l’abîme, n’oublie pas que l’abîme regarde aussi au fond de toi ».

1914 : LA MOBILISATION ET LE DÉPART POUR LA GUERRE :

C’est un cliché largement répandu que de dire que la mobilisation s’est faite partout dans un enthousiasme délirant. La réalité est sans doute plus nuancée. Certes, la probabilité de la guerre était connue, et son déclenchement attendu, même, par toute une génération élevée dans le culte de la « Revanche ». Mais le moment de la mobilisation, en ce beau mois d’aout, surprend un peuple qui a attaché peu d’importance à l’assassinat d’un obscur noble austro-hongrois à Sarajevo. L’engrenage infernal que ce drame déclenche ne saute pas immédiatement aux yeux de tous. Dans les campagnes, notamment, on s’inquiète de ce départ qui survient mal, au moment des récoltes. Les femmes s’inquiètent naturellement de l’absence des hommes, en plein travail, à quelques semaines des vendanges qui plus est. Certaines, suffisamment vieilles pour se souvenir de 1870, ont de sombres pressentiments. A Plumaudan, en Bretagne, lorsque le recteur lit en chaire l’ordre de mobilisation, l’une de ces anciennes laisse tomber : « voici le glas de nos gars qui sonne »[i]. Et, de fait, dans nombre de communes le tocsin de l’église évoque plus les deuils à venir qu’il n’inspire la joie. Mais, la surprise première passée, la mobilisation se passe bien. Nul ne doute que la guerre sera courte…

Les carnets de guerre de Louis Barthas nous offrent un témoignage intéressant, attachant et atypique, sur ce conflit. L’auteur, que ses opinions politiques ne prédisposaient pas à la sympathie pour la chose militaire, servit pourtant sa patrie pendant prés de quatre ans et demi, du 4 aout 1914 au 14 février 1919, la plupart du temps au grade de caporal, en tâchant de rester « toujours fidèle à mes principes de socialiste, d’humanitaire, de vrai chrétien même ». De famille très modeste, il fut d’abord ouvrier agricole puis tonnelier à Peyriac-Minervois. De l’école républicaine, il ressortit simplement avec le certificat d’études primaires – premier de son canton tout de même. Autodidacte et lecteur assidu, il s’intéressa très tôt à la politique : syndicaliste, militant actif du Parti socialiste, pacifiste et antimilitariste, mais aussi catholique, il écrivit durant tout le conflit puis rassembla ensuite ses notes dans dix-neuf cahiers d’écolier. A la mobilisation, Louis Barthas n’était plus un jeune homme : âgé de trente-cinq ans, il était marié et papa de deux garçons (Abel, huit ans, et André, six ans). Voici son récit de l’événement[ii] :

« Une après-midi brûlante d’aout, les rues du village quasi désertes, soudain un roulement de tambour : c’est sans doute un déballage d’un marchand forain sur « la Place » ou bien des acrobates qui annoncent leur représentation pour le soir.

Mais non ce n’est pas cela, car le tambour s’étant tu, on entend la voix de l’appariteur, du « commissaire », comme on désigne cet unique représentant de l’autorité communale. Alors on tend les oreilles, s’attendant à entendre la lecture d’un arrêté sur la rage ou sur la propreté des rues.

Hélas ! Cet homme annonçait, après le déluge, le plus effroyable cataclysme qui eut jamais affligé notre humanité, il annonçait le plus grand de tous les fléaux, celui qui engendre tous les maux : il annonçait la mobilisation générale, prélude à la guerre, la guerre maudite, infâme, déshonorante pour notre siècle, flétrissante pour notre civilisation dont nous étions si orgueilleux.

Cette annonce, à ma grande stupeur, souleva plus d’enthousiasme que de désolation ; des gens inconscients semblaient vivre un temps où quelque chose de grand, de formidable allait se passer ; les moins emballés ne doutaient pas un instant d’une prompte et décisive victoire. (…)

On vit des choses extraordinaires : des frères irréconciliables se réconcilièrent, des belles-mères avec leurs gendres ou belles-filles qui la veille encore se seraient giflées et arraché les cheveux échangèrent le baiser de paix, des voisins qui ne voisinaient plus reprirent les plus amicales relations.

Il n’y eut plus d’adversaires politiques, insultes, injures, haines, tout fut oublié. Le premier effet de la guerre était d’accomplir un miracle, celui de la paix, de la concorde, de la réconciliation entre des gens qui s’exécraient. »

Maurice Maréchal avait vingt-deux ans en 1914. Entre 1914 et 1919, le matricule 4684 classe 12 fut soldat de 2éme classe et agent de liaison. Il était également un musicien de talent et devint, après-guerre, l’un des plus grands violoncellistes du monde, l’égal de Casals et l’un des maîtres de Rostropovitch. En mai 1915, un camarade lui fabriqua un violoncelle avec les morceaux d’une porte et d’une caisse de munitions. Cet instrument « de tranchée », signé par les généraux Foch, Pétain, Mangin et Gouraud est aujourd’hui conservé à la Cité de la Musique, à Paris[iii].

« Dimanche 2 aout

Premier jour de la mobilisation générale. Hier matin j’ai pris la résolution d’agir en Français ! Je rendais mes instruments à la Musique, quand je me suis retourné machinalement sur la ville, la cathédrale vivait, et elle disait : « Je suis belle de tout mon passé. Je suis la Gloire, je suis la Foi, je suis la France. Mes enfants m’ont donné la Vie, je les aime et je les garde ». (…)

J’ai été à l’infirmerie, je serai du service armé et si on touche à la France, je me battrai. Toute la soirée, des mères, des femmes sont venues à la grille. Les malheureuses ! Beaucoup pleuraient, mais beaucoup étaient fortes. Maman sera forte, ma petite mère chérie, qui est bien française, elle aussi ! »

Mais le départ à la guerre, c’est aussi la possibilité de n’en pas revenir. Nombreux sont les testaments ou les lettres s’adieu qui sont rédigés en secret après l’annonce de la mobilisation générale. Destinés aux êtres aimés, ces textes permettaient également aux hommes d’affronter une première fois les conséquences possibles de cette guerre qui commençait. Lazare Silbermann, réfugié roumain de confession juive, était tailleur pour dames à la déclaration de la guerre. Engagé volontaire parce qu’il souhaite s’acquitter de la dette contractée auprès de son pays d’accueil, ce père de quatre enfants en bas âge (Rosette, Ernestine, Jean et Charles) survivra au conflit, mais mourra dans les années 20, irrémédiablement affaibli par les séquelles de ses combats[iv].

« Paris, le 7 aout 1914

Ma chère Sally,

Avant de partir faire mon devoir envers notre pays d’adoption, la France que nous n’avions jamais eu à nous plaindre, il est de mon devoir de te faire quelques recommandations car je ne sais pas si je reviendrai.

En lisant cette lettre, bien entendu, je n’y serai plus, puisqu’il est stipulé qu’il ne faut ouvrir la lettre qu’après ma mort :

1) Tu trouveras dans le coffre-fort quatre lettres que tu remettras à qui de droit.

2) Tu trouveras un papier timbré de mon actif et de mon passif où il est bien stipulé que tu es avec nos chers enfants les seuls héritiers du peu, malheureusement, qu’il reste de moi. (…)

Bien sur, ma chère, je sais que je te laisse dans la misère car tout cela représente beaucoup et en réalité ne représente rien. Je te laisse un gros fardeau que d’élever quatre petits orphelins que pourtant j’aurais voulu les voir heureux car que tu le sais que je n’ai jamais rien fait pour moi. J’ai toujours pensé te rendre heureuse ainsi que nos chers petits. J’ai tout fait pour cela et, pour fini, je n’ai pas réussi ce que j’ai voulu.

Je te remercie pour les quelques années de bonheur que tu m’as données depuis notre mariage hélas trop court, et je te prie d’avoir du courage, beaucoup de courage pour élever nos petits chérubins en leur inspirant l’honnêteté et la loyauté, en leur donnant l’exemple par toi-même, et je suis sur qu’il ne te manquera pas de courage. Parle-leur toujours des sacrifices au-dessus de ma situation que j’ai faits pour eux et qu’ils suivent mon exemple. (…) Une dernière fois, je t’engage à bien sauvegarder l’honneur de nos chers enfants en leur donnant de bons exemples et je suis sur que cela répondra comme un écho quand le moment arrivera. Je t’embrasse une dernière fois.

Ton compagnon de bonheur et de malheur,

LAZARE »

Sally Silbermann, la destinatrice de cette lettre, sera déportée pendant l’Occupation. Elle ne reviendra jamais des camps de concentration…

Au fur et à mesure que les hommes s’équipent au dépôt et qu’ils font mouvement vers l’ennemi, ils réalisent mieux le potentiel de destruction qui s’est mis en marche et qu’ils incarnent désormais. Les propos se font plus graves. L’enthousiasme a laissé la place à une froide détermination.

Originaire de Bugeaud, en Algérie, Marcel Rivier a été tué le 4 novembre 1914 à l’âge de vingt et un ans prés de Dibuck en Belgique. Son journal de guerre écrit au fil des jours a été retrouvé sur son corps et retransmis à sa mère, Louise Rivier, Née Jalabert, par les autorités militaires[v].

« Dimanche 9 aout 1914

La guerre est le paradis des soldats et l’enfer des enfants. Les souvenirs seuls nous font peur de la mort. S’interdire de penser à ceux qu’on aime de peur de sentir vaciller son courage. Quelle tristesse ! Quel touchant héroïsme ! »

Fils d’un limonadier de Château-Chinon, Henri Aimé Gauthé[vi] était un simple soldat de 2éme classe qui fut d’abord agent de liaison puis téléphoniste. Pendant le conflit, il tint un journal dont voici un extrait. Contrairement à son frère, il survécut à la guerre.

« La traversée de Commercy se fit au pas cadencé arme sur l’épaule. Il importait de ne pas offrir le spectacle d’un troupeau incohérent et flasque. Montrer à la population les signes extérieurs d’une troupe organisée et disciplinée. (…) Une – deux ! Vas-y c’est beau ! Regardez, bourgeois, notre pas cadencé permet à votre volaille de cuire en son four.

Par hasard, en levant les yeux, j’aperçus une fillette jolie et mièvre un peu… A voir ses yeux émus et admiratifs, j’ai compris que sans doute nous étions beaux… et grands. Nous allions par là-bas, où l’on meurt, où l’on est défiguré, haché, déchiré… Et nous y allons… Au pas, au son des cuivres aigus… Nous portons dans nos cartouchières la mort. Nos fusils tuent. Nous sommes forts et doux peut-être… Nous sommes une bête formidable qui pourrait broyer cette enfant, sans la voir, sans entendre ses cris et sa plainte. Son admiration est une vague d’effroi et de pitié. Nous sommes un énorme troupeau d’effroyables douleurs… »

Bientôt, ce serait les premiers combats, le choc de la réalité effroyable de la guerre, infiniment pire que le plus épouvantable des cauchemars.

En aout 1914, beaucoup de récoltes ne seraient pas faites par des hommes occupés à se tuer dans les champs. La Mort, seule, ferait pleine moisson cet été-là…



[i] Cité par Pierre Miquel dans « La Grande guerre », éditions Fayard ;

[ii] In « Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918 ».Editions La découverte.

[iii] La présentation de l’auteur et le texte lui-même sont repris de « Paroles de poilus – Lettres et carnets du front ». Editions Librio.

[iv]Voir supra.

[v] Voir supra.

[vi] Voir supra.