C'est une de ces dates qui restent gravées au burin sur le marbre rugueux de l'histoire. Le fameux 08/08/2008 s'était déjà assuré de sortir de l'anonymat du calendrier, en offrant ses bonnes ondes au coup d'envoi des Jeux de Pékin. Le voilà porté à l'avant-scène des grands moments par un événement plus tragique, le dernier conflit du Caucase. Ce 8 août 2008 restera symboliquement le jour de la résurrection géopolitique de deux grands empires, la Russie et la Chine. Une nouvelle donne dont on n'a pas fini de vivre les conséquences.
Entre la consécration olympique d'une "émergence pacifique" pour la Chine et l'affirmation autrement militarisée d'une poigne retrouvée pour la Russie, guère de point commun, a priori. Et pourtant, dans les deux cas, une même farouche volonté de renouer avec la puissance. Pour la Chine, la soif de revanche vient de plus loin. Il s'agit de laver les humiliations coloniales du XIXe siècle, la misère et l'isolement de l'ère Mao, la cassure avec l'Occident suscitée par la répression de Tiananmen en 1989. La Russie, elle, n'a pas besoin de faire appel à 5.000 ans d'histoire pour rappeler sa puissance, il lui suffit de remonter aux grandes heures de la guerre froide.
Justement, le penseur néoconservateur américain Robert Kagan estime que ce 8 août 2008 va rester comme une date qui marquera un tournant, au moins aussi important que le 9 novembre 1989 qui vit la chute du mur de Berlin. Selon lui, ce jour signe le "retour officiel de l'histoire". Et à un style de compétition entre puissances "très XIXe siècle", avec des nationalismes virulents, une bataille pour les ressources, des affrontements pour des territoires et des sphères d'influence, un recours à la force militaire même pour atteindre ses objectifs géopolitiques. On croyait que la mondialisation et l'interdépendance économique rendaient ces résurgences improbables, et l'on s'était bien trompé.
Après l'"axe du Mal", voilà une nouvelle ligne que l'on pourrait appeler l'"axe du Non". Un non à l'omnipotence américaine scandé par des puissances qui se posent désormais en contre-modèles. On a vu, ces dernières années, Chine et Russie faire front commun au Conseil de sécurité de l'ONU pour bloquer ou infléchir des résolutions sur le Darfour, le Zimbabwe ou l'Iran. Et voilà que Moscou vient chercher le soutien de Pékin dans la crise géorgienne. Il ne sera qu'en demi-teinte, les aventures séparatistes rappelant trop aux dirigeants chinois les épineuses questions du Tibet et du Xinjiang. Qu'importe, la complicité sino-russe ne cesse de grandir depuis 2005, date à laquelle les présidents Hu Jintao et Vladimir Poutine ont signé une "déclaration conjointe sur l'ordre international du XXIe siècle". Toutefois, ni Moscou ni Pékin n'ont (ou n'avaient) l'intention de s'engager dans un partenariat exclusif.
Depuis quelques années, la puissance occidentale était déjà contestée "par le bas", avec la stupéfiante capacité des rebelles irakiens ou afghans à contourner sa force militaire. La voilà contestée "par le haut", par de grandes puissances (ré)émergentes. En se rejoignant, ces deux défis risquent de compliquer singulièrement les interventions extérieures ou la lutte contre la prolifération. L'Iranien Ahmadinejad ne s'y est pas trompé, qui a attaqué hier bille en tête l'Otan et sa légitimité en Afghanistan. La Corée du Nord, non plus, qui profite de l'instant pour stopper son désarmement nucléaire et faire monter les enchères. Lucide, aussi, Barack Obama, qui choisit pour colistier un spécialiste de politique étrangère.
On se souvient de l'ère Chirac, qui s'inquiétait de l'hégémonie outrancière des États-Unis et appelait de ses vœux un "monde multipolaire". La réalité dépasse toutes ses espérances, mais pour l'heure, pas forcément pour le meilleur.
Arnaud de la Grange
Source du texte : FIGARO.FR