« Une écriture bleu pâle » de Franz Werfel

Par Etcetera

Lors des Feuilles Allemandes de novembre 2023, Patrice et Eva avaient parlé de ce roman d’une manière très élogieuse. Voici le lien vers leur article.
Cela m’a donné envie de découvrir ce livre pour l’édition 2024 de ces mêmes Feuilles Allemandes.

Cette lecture rentre aussi dans le défi de l’écrivain, poète, éditeur et blogueur Etienne Ruhaud, « un classique par mois« , où il s’agit de découvrir chaque mois un auteur classique que l’on n’a encore jamais lu. Voici le lien vers son blog Page Paysage.

Note Pratique sur le livre 

Éditeur : Le Livre de Poche (biblio), anciennement Stock 
Année de publication : 1955 (pour la présente traduction) 1991
Traduit de l’allemand par Robert Dumont 
Nombre de pages : 127

Note biographique sur l’écrivain

Franz Werfel, né en 1890, à Prague, et mort en août 1945, à Beverly Hills aux États-Unis, est un poète, romancier et dramaturge autrichien. Werfel est un des protagonistes du courant expressionniste de l’entre-deux-guerres. Ses principaux thèmes sont la musique, l’histoire et la foi catholique (sans être catholique lui-même). Il est marié avec la compositrice Alma Mahler, veuve de Gustav Mahler, de 1920 à sa mort. Il est ami de Kafka, de Max Brod, d’Heinrich Mann, de Schönberg. En 1940, Il émigre avec sa femme aux Etats-Unis pour fuir les invasions nazies. Il obtient la nationalité américaine l’année suivante. Il meurt à 54 ans d’une crise cardiaque.
(Sources : Wikipédia, éditeur)

Quatrième de Couverture 

L’ambiance étouffante de Vienne en 1936, les petites lâchetés de la classe politique face à la montée du fascisme, les silences d’une bourgeoisie soucieuse de sa tranquillité. Et surtout, la misère morale des faibles en quête de puissance. Léonidas ou l’ambition peinte aux couleurs du cynisme. Une écriture bleu pâle est aussi le roman de la bâtardise, de la mauvaise conscience et du remords : thèmes chers à Werfel qui, aujourd’hui, s’impose comme l’un des grands désespérés de la littérature moderne. 

Résumé du début de l’histoire

L’histoire se passe à Vienne à l’époque de la montée du nazisme. Le héros du roman s’appelle Léonidas, il a cinquante ans et il occupe la haute fonction de directeur de cabinet du Ministre de l’Enseignement. Nous ne tardons pas à apprendre que Léonidas est d’extraction modeste. S’il est parvenu à un degré si élevé de l’échelle sociale c’est surtout grâce à son mariage avec une femme riche et puissante. Et, pour remonter encore plus loin dans son parcours, ce qui lui a permis de rencontrer une si brillante femme fut le costume de soirée hérité d’un de ses amis juifs, suicidé. C’est donc à un suicide qu’il doit toute sa belle carrière et cette tache originelle est certainement quelque chose qui le hante et qu’il aimerait oublier.
Un matin, alors qu’il prend son déjeuner avec sa femme, il aperçoit parmi son volumineux courrier de haut fonctionnaire, une lettre manuscrite à l’encre bleu pâle. Cela provient d’une ancienne maîtresse, Véra, abandonnée dix-huit ans plus tôt. Il espérait ne plus jamais entendre parler d’elle. Son trouble est à son comble. Il cache d’abord la lettre dans une de ses poches avec l’intention de la déchirer sans la lire.
(…)

Mon Avis

Les analyses psychologiques sont merveilleusement conduites. Le portrait de chacun est finement ciselé, même pour les personnages secondaires. Bien sûr, le caractère du personnage principal, Léonidas est le plus fouillé et nous assistons, surtout à travers des dialogues, au déploiement de ses réactions et de ses pensées, dans toute leur saisissante ambiguïté. Par quelques scènes clé, ce caractère se révèle, et nous ressentons tantôt de la compassion pour lui tantôt de l’antipathie.
Nous croyons à un moment qu’il est un homme courageux, lorsqu’il prend la défense d’un professeur juif devant le ministre dont il dépend. Il semble vouloir s’opposer à l’antisémitisme ambiant, c’est-à-dire à tous les autres membres de son cabinet. Puis nous comprenons que c’était seulement une impulsion passagère et sans lendemain. Dès qu’il a pu discuter avec Véra et apprendre la vérité, il ne se sent plus aucune solidarité ni point commun avec les juifs et sa lâcheté refait surface de plus belle.
On pourrait penser par moments au personnage de Bel Ami de Maupassant face à ce Léonidas, qui est lui aussi un bellâtre arriviste et menteur, parvenu à la fortune grâce à sa femme. Mais les deux personnages sont tout de même très différents. Léonidas est beaucoup plus émotif, agissant sous le coup de ses impulsions et voguant au hasard des coups de chance. Il n’est pas un calculateur comme Georges Duroy. Aussi, il suscite chez le lecteur des sentiments variés et contrastés, là où Bel-Ami nous paraît immonde de bout en bout. Il est un personnage bien plus nuancé et subtil, sans aucun doute.
J’ai aimé aussi la construction de ce roman, qui mêle habilement différents thèmes, sentimentaux, politiques, sociaux, moraux. L’intrigue réserve plusieurs grosses surprises, des sortes de coups de théâtre, tout à fait intelligents et intéressants.
Un roman très remarquable, d’une finesse rare, qui n’a pas pris une ride ! Je l’ai lu avec un plaisir très vif !

Un Extrait page 39

En plus de la naissance et de la mort, l’homme connaît sur son chemin terrestre une troisième étape catastrophique. J’aimerais l’appeler, sans être entièrement satisfait de cette formule trop recherchée, l' »accouchement social ». Je veux parler de ces crispations douloureuses qui accompagnent le passage de l’état de non-valeur du jeune homme à sa première affirmation dans le cadre de la société existante. Combien périssent au cours de cet accouchement ou en gardent, tout au moins, des séquelles leur vie durant ! C’est déjà une belle performance d’atteindre la cinquantaine en jouissant de la considération générale. À vingt-trois ans, en vrai garçon attardé, je me souhaitais continuellement la mort, surtout quand j’étais attablé avec la famille du Dr Wormser. Je guettais chaque fois, le cœur battant, l’entrée aérienne de Véra. Son apparition à la porte me plongeait dans un ravissement qui me nouait la gorge. Elle embrassait son père sur le front, donnait une tape amicale à son frère, puis me tendait la main, le visage absent. (…) 

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