De nouveau, les kilomètres défilent, les bandes blanches s‘égrènent comme les grains des chapelets des pèlerins. Sur la départementale, les zones d’arrêt sont quasi inexistantes et les stations d’essence rares. Nous bifurquons dans un village pour tenter de trouver un café d’ouvert. Nous sommes dimanche matin, avant l’heure de la messe. Les rues du village sont désertes. Nous ne croisons aucun piéton auquel nous aurions pu demander l’adresse d’un café. D’ailleurs, il n’y a pas de commerces dans ce village. Comme s’il avait été vidé de ses habitants.
L’architecture ressemble à celle des villages mexicains. L’église avec son fronton arrondi, sa pierre blanche et sa croix de fer rouillé ressemble à une mission telle que l’on peut en trouver dans la région de San-Antonio au Texas. Ce sont les mêmes, construites par les 170 colons lors de l'expédition d'Alonso de Leon.
Sur le site Internet « American Dreamz », on apprend que « celui-ci quitte Coahuila le 23 mars 1689 avec 85 soldats, un moine franciscain, un officier et un enseigne. Un Français récemment capturé, Jean Géry, les guide : bon diplomate, il parle au moins deux langues indigènes et connaît les sentes traditionnelles. Entre le Rio Grande et le Colorado, trente tribus lui font fête et, bientôt, Leon le considère comme son ami. Les tribus du Texas oriental ont un cri de reconnaissance : "Tejas, Tejas...". Il signifie "amis, alliés". La région située à l'est de la rivière Medina va devenir la Provincia de los Tejas : le futur Etat a trouvé son nom ».
Nous nous perdons dans les ruelles du village et, bredouilles, reprenons notre route. Enfin, nous trouvons une cafétéria qui nous sert des cafés expressos à réveiller les morts, une table, des chaises, de l’ombre. Exactement ce qu’il me faut. Il reste encore de nombreux kilomètres à avaler avant d’atteindre notre destination, Lisbonne.
Nous dépassons Valladolid. Là encore, l’histoire nous plonge dans le territoire américain puisque c’est dans cette ville qu’eut lieu le célèbre procès qui opposa le dominicain Bartolomé de Las Casas (défenseur des indiens) et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda (leur détracteur) devant l'empereur Charles Quint. Ce que l’on appelle la polémique de Valladolid « traite et parle de la manière dont devaient se faire les conquêtes dans le Nouveau Monde, suspendues par lui, pour qu'elles se fassent avec justice et en sécurité de conscience. » Ce débat incluait la question de savoir si les indiens d’Amérique du Nord et du Sud avaient une âme, s’ils faisaient partie de l’humanité ou n’étaient que des sauvages dont le sort s’apparentait à celui des animaux. L’esclavage, l’évangélisation, la nécessité de coloniser étaient en jeux. Au final, l’avancée des espagnols et portugais continua en Amérique mais les pillages, cruautés et mises à mort inutiles seront proscrites. Les Indiens qui s’opposèrent à la doctrine catholique des colons seront tout simplement mis à mort.
Les aventuriers de la région qui ont migré vers les Etats-Unis ont baptisé du nom de leur village natal les nouveaux territoires, les nouvelles villes qu’ils ont contribué à bâtir. A la lecture des panneaux, on se croirait au Texas, au Nouveau Mexique ou dans l’Arizona.
A présent, le paysage est aride. Nous traversons de vastes zones désertiques. De Salamanca à Caceres, le paysage est lunaire. Le vent souffle fort. Il faut dire qu’aucun relief ne vient freiner sa course. Nous attrapons la A66 appelée aussi Autovia Ruta de la Plata car elle est suit une ancienne route historique romaine d'Espagne pour le Pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle au départ de Séville. Cette terre contient la mémoire de tant d’épisodes et de personnages historiques et légendaires comme Ulysse, Hannibal, Trajan, Hadrien, Al Mansour, les Rois Catholiques, Christophe Colomb, El Cid Campeador, Cervantès.
Nous longeons la capitale du nord de l'Estrémadure qui sera capitale européenne de la culture en 2016. Puis, de nouveaux les mêmes plaines vides d’hommes. Parfois des petits troupeaux de vaches paissent au loin, des taches noires dans l’immensité couleur paille. Puis, la végétation se raréfie encore. Cette fois, plus aucun arbre ne pousse à portée de vue. La perspective d’une panne de moteur en ces lieux loin de toute assistance ne me rassure pas. Au dessus de nous, les grandes ailes de vautours tournoient dans le ciel bleu. Aucun nuage. Nous n’avons pris la route la plus rapide mais un chemin d’écoliers, avides de paysage grandiose. Comme un immense écran panoramique, le décor naturel se déroule devant nous. Fantastique spectacle qui donne tout son sens au voyage. J’avale ces images, les emmagasine.
La frontière portugaise est proche et les panneaux se succèdent avec le nombre de kilomètres restants, comme un compte à rebours avant le franchissement d’une nouvelle frontière. A une centaine de kilomètres de Valencia Da Alcantara, nous stoppons la voiture. La roche à fleur de sol a commencé à rougir depuis quelque temps. Sur le bas côté, je cherche du regard un caillou, de bonne taille, qui peut tenir dans la poche. Je trouve l’élu, de couleur ocre, terreux, à moitié enfoui dans le sol. Ce sera lui. Il s’ajoutera à celui pêché dans la rivière Ourika près de Marrakech.
Nous passons la frontière. L’ancien poste de contrôle entre l’Espagne et le Portugal est abandonné depuis l’ouverture des frontières européennes. Les bâtiments sont vides, toute une économie a disparu. Sur le grand parking vide les mauvaises herbes ont commencé à percer la couche de bitume. Des débits de boisson ont placardé des planches de bois devant leur devanture et certaine chaises en plastique blanc de leur terrasse sont toujours présentes comme pour souligner la présence fantomatique de tous les voyageurs du passé en halte sur ces lieux.
La verdure est apparue dès cette frontière gravie. Le parc naturel Serra de Sao Mamede nous accueille. Les chênes verts alternent avec les célèbres chênes liège et la végétation méditerranéenne avec la bruyère et les genêts. La densité du décor contraste avec les vastes étendues désertiques traversées les heures précédentes. Puis, nous traversons le village moyenâgeux de Castelo de Vide perché sur sa colline, sa forêt de toit oranges dominant la plaine. Des voyageurs remplissent leurs gourdes à la fontaine du village qui produit une eau minérale réputé dans le pays.
La route est sinueuse et gravit les monts de moyenne altitude. Puis, nous descendons. Les oliviers parsèment les bords de route, des platanes. Nous enfonçons plus avant dans la plus grande province du Portugal, l’Alentejo dont le nom signifie « jusqu’en deçà du Tage ». C’est bien là notre objectif. Aller jusqu’à Lisbonne, là où le Tage, le plus grand fleuve de la péninsule ibérique, se jette dans l’océan Atlantique. On dit que les forgerons utilisaient son eau pour tremper l'acier des épées des chevaliers espagnols. Nous l’utiliserons pour forger nos envies de rêveries, de découverte , de textes, d’architecture, d’histoires, de rencontres.