Alors aujourd’hui, qu’ai-je donc fait ? J’ai déambulé dans les rues de Lisbonne sous la pluie. Du coup y avait nettement moins de touristes et certaines rues étaient complètement à moi.(il est assez paradoxal de vouloir « posséder » un lieu, alors que, d’une certaine façon, je devrais certainement me compter parmi les touristes ! Mais la nature humaine est ainsi faite, comme disait Boris, des masses ont toujours tort et l’individu a toujours raison.)
Évidemment malgré mon K-Way je me suis retrouvé plus ou moins trempé. La pluie est toujours un faux ennemi du photographe. Bien sûr, c’est désagréable, mais ça donne des ambiances graphiques très intéressantes.
Aujourd’hui donc, lundi 4 novembre, je me suis laissé guider au gré de mes pas. Je m’étais quand même fixé deux destinations précises à atteindre. Je vous rappelle ce principe fondamental du flâneur urbain : ce qui compte, ce n’est pas la destination, c’est le chemin. Pourtant, dans ce cas-ci, les destinations était significatives, tant elles sont rattachées à des souvenirs d’il y a près de 40 ans.
Saudade, quand tu nous tiens … En réalité, je ne me prenais pas trop au sérieux. À Lisbonne, dans cette Lisbonne imaginaire chère à tous les rêveurs éveillés, il faut savoir mettre en sourdine toute planification.
Dans les interstices entre ces deux étapes que je vais bientôt vous révéler, cherchant à échapper momentanément aux averses tout en répondant à mes besoins naturels, je me suis réfugié dans plusieurs snacks authentiquement portugais (pastelarias ou leitarias), un peu cachés dans des rues perdues et qui semblaient s’éloigner du trafic consensuel des itinéraires balisés.
Il faut dire ce qui est, l’accueil n’y était pas toujours le plus aimable au monde (on n’est pas à Porto !), mais les prix étaient amicaux et on pouvait y manger plein de petites choses salées ou douces avenantes.
Oui, vous avez raison de me le dire, aujourd’hui je me suis un peu réconcilié avec la Lisbonne que j’aime.
Mais quels étaient donc les deux espaces que je m’tais donnés comme objectifs?
Il y avait d’un côté la librairie Buchholtz, et, de l’autre, la Cinemateca Portuguesa, rue Barata Dalgueiro.
Vous comprenez, pour moi, revenir sur ces lieux c’était effectuer une sorte de pèlerinage au fin fond de ma mémoire. On ne retrouve jamais le temps perdu, c’est vrai, mais je suis arrivé à un âge où je suis traversé par une émotivité mêlée à une certaine indifférence. Difficile à expliquer. Je sais bien que tout change, et que la plupart des lieux sont tenus d’évoluer avec les goûts et les valeurs du moment. Mais bon, parfois il s’ouvre une parenthèse enchantée dans la tête, et on pénètre dans des lieux qui, semble-t-il, n’ont pas bougé d’un iota depuis des temps immémoriaux. C’est le cas de ces deux adresses.
Je suis entré dans la librairie Buchholtz. L’accueil y était plutôt froid. Je suppose que de nouveau on m’a pris pour un simple quidam volatile armé de son appareil photo.
Il y avait pourtant tellement de livres que j’aurais voulu lire, que j’ai pris dans mes mains. La beauté des pages imprimées.
J’ai fini par acheter un livre d’António Lobo Antunes. Un gros livre. Fado Alexandrino.
Car cet écrivain écrit comme j’aime lire.
Il écrit comme jamais je ne pourrai écrire.
Avec lui, la langue portugaise devient un flux hypnotique, poétique, magnifique.
Plus tard, je me suis rendu à la cinémathèque, c’est ici que je venais très régulièrement dans les années 1984 à 1986, j’y ai vu plein de films qui m’ont marqué à vie, L’Eclisse d’Antonioni, Le Mépris de Godard, Vertigo d’Hitchcock.
Les intérieurs ont changé, ils ont quelque peu été rénovés, tout en préservant l’essence absolue de leur intégrité originale.
J’ai exploré les espaces, les couloirs, les escaliers, les toilettes, les fauteuils. J’ai regardé les vieux projecteurs, je me suis assis, j’ai bu un verre dans le bar, il n’y a que la librairie qui n’a pas eu les faveurs de ma visite, car j’avais peur de tomber sur des pépites qui m’auraient crié achète-moi achète-moi. Bien sûr il me fallait aussi voir un film.
À 16h30, une séance proposait un film de Godard (Une femme est une femme), précédé d’un court-métrage portugais étonnant — A invenção do amor d’António Campos.
« A partir de um poema escrito pelo poeta cabo-verdiano Daniel Filipe, António Campos realiza um filme ficcional sobre um casal que é perseguido pela polícia e pelos habitantes da cidade por um crime capital, o de terem inventado o amor. »
La salle était splendide, sortie tout droit d’un songe lynchien. Elle était passablement remplie de spectateurs que je voyais comme autant de miroirs de moi-même. Tous les âges étaient représentés: il y avait moi jeune, moi moins jeune, moi actuel et moi dans le futur. Certes, je ne suis plus vraiment le cinéphile que j’ai été. La passion inconditionnelle pour le septième art s’est un peu flétrie en moi.
Il me semble que la vie m’a rattrapé.
Et c’est une bonne chose.
Mais il y a quand même une émotion profonde qui surgit quand la projection commence et que l’écran prend vie. Oui c’était beau. Et le film de Godard avec la sublime Anna Karina. Et aussi Jean-Claude Brialy et Jean-Paul Belmondo.
Une audace, une inventivité permanente, l’explosion de la jeunesse.
Après la séance, quand j’ai quitté la cinémathèque, il faisait déjà nuit, il pleuvait encore un peu, il était 18h30, les trottoirs luisants étaient prodigieux, j’avais encore les images de Godard dans la tête, j’étais paré pour de nouvelles errances dans les rues.