Le 14 octobre, Pascal Beugré-Tellier, chorégraphe, présentait lors du Festival Fragments[1] au Grand Parquet (Paris 18), un extrait de sa nouvelle création artistique parrainée par le Théâtre Silvia Montfort, Démasculinisez-moi, ou comment enfin devenir un homme. Une pièce dansée, parlée, projetée, sonore qui questionne les représentations culturelles dans lesquelles les hommes s’enferment et sont enfermés malgré eux : performance, dureté, virilité, insensibilité, autorité.
Dans ce fragment, le rideau s’ouvre sur un homme blanc, seul, chauve, la cinquantaine, vêtu d’un costume gris ; pieds plantés dans une motte de terre fraiche. Cet homme, c’est Philippe Fenwick, le dramaturge de la pièce dont l’investissement a visiblement dépassé l’écriture. Son premier mouvement est celui du pas de côté ; non celui qu’on ferait pour se distinguer ou s’effacer mais celui que l’homme active pour s’extirper, se dépêtrer. C’est de ce pas latéral que surgit une parole directe, fleuve ; un amas de réflexions et de questionnements qui débordent au plateau. Philippe transpire, il voudrait « disparaître, cesser d’être un homme », « cette personne non menstruée, cisgenre » dont on attend tant. Il voudrait se défaire de ce « fatras de tares nommées masculinité ». Philippe espère secrètement l’avènement d’une néo-humanité, monde dans lequel il n’aurait plus rien à prouver à lui-même, ni à personne.
Le rejoignent en scène les danseurs Pascal Beugré-Tellier et Sendo Raphaël Elota, éclairés par un projecteur de chantier ardent, lui aussi mouvant et tenu par un homme. Orphées noirs déambulant en miroir, ces deux ombres – qui n’en sont pas – semblent sortir de l’enfer pour initier un geste expiatoire aux accents krump[2]. Ils s’observent, s’invectivent, s’évitent, s’invitent, se rejettent sans se toucher. Loin de chercher Eurydice, c’est eux-mêmes qu’ils sont venus trouver sur une bande son vrombissante signée Pauline Parneix. NOIR SCENE. Après le geste et le cri, s’immisce l’image : celle qu’on leur plaque, celle qui les délimite, qui les définit, qui les enferme ces « mecs ». PORTRAITS. REGARDS CAMÉRA. Une succession de plans photos, vidéos et de témoignages d’hommes enregistrés se chevauchent et se télescopent pour révéler les latentes dissonances en cours dans leurs cœurs : éducation, amours, religion, doute, autorité, désir, paternité, pouvoir…
Homme de pouvoir ? Homme d’autorité ? Quel pouvoir ? Ai-je du pouvoir ?
Ai-je besoin de prouver qui je suis ?
L’identité que l’on m’a définie, les codes que l’on m’a enseignés et inculqués.
Pourquoi ai-je le devoir de prouver que je suis un homme ?
En ai-je besoin pour être considéré ?
Pour être entendu ?
Pour être accepté ? Mais accepté comme quoi ? Qu’attend-on de moi ?
Quelles choses souhaitent-on de moi ?
Une chose imposée avant même que je sache qui je suis.
Le Fardeau de l’homme blanc[3] ou de l’homme noir – car cela n’a plus d’importance ici – est ainsi exposé au grand jour, dans une esthétique belle, réfléchie, bercée-brusquée par la voix du chanteur Dani Bumba, également à l’écriture. L’urgence bruisse sous les yeux hagards d’un spectateur partagé entre empathie, rebut, rire et inconfort : comment pourra-t-on encore être un homme, après ça ?
Ce n’est pas la première fois qu’une création nous guide dans ces questionnements au théâtre. Depuis l’Antiquité, l’identité masculine et la question de ses représentations offre son lot de figures symboliques fortes : le militaire, le politique, le religieux, l’honnête homme, le courtisan, le jeune garçon, l’efféminé…et de révolutions. Ces carcans se sont imposés, débattus, effrités sur les planches dans la période d’après-guerre puis post-coloniale, et ont été largement remis en question par les éclats du féminisme.
Rebattues par les gender and cultural studies et le mouvement #metoo, les masculinités sont aujourd’hui au cœur des débats contemporains et remises sur le devant de la scène. Avec des pièces telles que La tendresse de Julie Berès (Cie Les cambrioleurs), Masculinité(s) de Pierre-Marie Baudoin, Homo Introspectus de D’Kabral (Cie R.I.P.O.S.T.E) ou encore Le premier sexe de Mickaël Délis… la question est désormais abordée dans sa pluralité et se réinvente sous la plume de bons nombres de metteurs.euses en scène. « Démasculinisez-moi » de Pascal Beugré-Tellier et sa compagnie La Beugrétellitude, s’inscrit dans cette veine.
Toutefois, sa distinction vient peut-être de sa part sensible ou plus exactement, sensorielle – comme reliée aux éléments naturels, cosmologiques que le chorégraphe parvient à introduire avec tact. “La danse crée un espace où rien ne s’oppose et tout s’emboîte”, confie-t-il à Africultures. Au-delà d’un formidable espace de questionnements sur la construction des corps et des masques que les hommes portent de génération en génération, c’est une thérapie primale qu’il met à portée de tous.tes, pour peut-être répondre – dans son plus simple appareil – à la question Despentesque : A quand l’émancipation masculine ?[4]
Marine Durand
Prochaine représentation de Démasculinisez-moi : mercredi 4 décembre au Forum Jacques Prévert de Carros (06) dans le cadre de la soirée Fragments : Soirée FRAGMENTS 4 Décembre 2024(Joris Barcaroli – Cie Pantaï + Pascal Beugré-Tellier – La beugrétellitude ) – Forum Jacques Prévert
Démasculinisez-moi, ou comment devenir un homme est en recherche de : Coproduction, résidence technique et date de diffusion. Contact : [email protected]
[1] Depuis 2013, le Festival Fragments, coordonné par La Loge, permet à des équipes artistiques du champ théâtral de présenter une première étape de leur création. Douze lieux en France s’associent pour programmer et soutenir douze compagnies dans leur professionnalisation. Le festival, se déroulant en octobre en Île-de-France puis tout au long de la saison en régions, offre des rencontres entre artistes, professionnels et public. Il est un tremplin pour les nouvelles créations grâce au soutien d’un réseau de partenaires ayant à cœur de défendre la jeune création.
[2] Krump : style de danse urbaine issu du hip-hop, né dans les ghettos de Los Angeles à la fin des années 1990, caractérisé par des mouvements rapides et saccadés et des mimiques agressives. (Simulant un combat, le krump vise à transcender la violence qu’il exprime.)
[3] Référence au poème de l’écrivain britannique Rudyard Kipling The White Man’s Burden (1899) repris plus tard par l’écrivain et psychanalyste Frantz Fanon dans son essai Peau noire masques blancs (1952) en ces termes : « Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc. Je me découvre un jour dans un monde où les choses font mal ; un monde où l’on me réclame de me battre ; un monde où il est toujours question d’anéantissement ou de victoire. Je me découvre, moi homme, dans un monde où les mots se frangent de silence ; dans un monde où l’autre, interminablement, se durcit. » […]
[4] Extrait de King Kong Théorie de Virginie Despentes (2006, Grasset), page 154 : […] S’affranchir du machisme, ce piège à cons ne rassurant que les maboules. Admettre qu’on s’en tape de respecter les règles des répartitions des qualités. Système de mascarades obligatoires. De quelle autonomie les hommes ont-ils si peur qu’ils continuent de se taire, de ne rien inventer ? De ne produire aucun discours neuf, critique, inventif sur leur propre condition ? A quand l’émancipation masculine ? A eux, à vous de prendre votre indépendance. […]
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