Psychogeographie indoor (141)

Publié le 03 novembre 2024 par Novland

« S’endormir comme tout le monde, etc., une simple vie réglée. S’endormir comme tout le monde, ce que je veux. (Je veux m’endormir comme les autres gens, c’est tout.) J’ai à faire avant d’y parvenir. » Alix Cléo Roubaud - Journal (1979-1983)

14 novembre 2023. - Vague pluie douçâtre (16 °C). Journée assommée par de petits tracas d'ordre domestique. Tout de même picoré dans la Correspondance de Flaubert et dans le Journal de Bernard Delvaille. Étonnamment, les deux frémissent presque à l'unisson. Rien (ou presque) : C'est fou ce que je pisse. Depuis ma naissance, j'ai dû pisser des océans… J'ai même dû pisser des fleuves, des rivières et des ruisseaux. J'ai pissé l'Amazone et l'Orénoque, le Dniepr et le Danube, le fleuve Congo et les Nils de toutes couleurs, le Fleuve Bleu et le Mississippi. J'ai pissé le Pô et l'Arno, le Rhin et la Meuse, la Tamise et la Clyde, le Douro et le Tage. J'ai pissé l'Odet et le Verdon, l'Aixette et la Seille, la Drouette et la Durance, la Grosne et la Petite Baïse… J'ai pissé les flaques dans lesquelles les mouflets sautent en rentrant de l'école. J'ai pissé les petites cascades qui coulent dans les rues pentues de Briançon, j'ai pissé la pluie qui descend du cimetière de Menton. Depuis ma naissance, j'ai plus pissé que je n'ai pleuré, mais j'ai tout de même pleuré un peu.
Demain reprise du labeur, sans entrain.

16 novembre 2023. - Beau temps (15 °C). Le 7 janvier 1967, Emil Cioran regarde de biais ses géraniums. Ils sont là dehors, sur l’appui de la fenêtre, menacés par un froid intense (c'est le premier jour d’hiver). Le doutant roumain est pris de pitié pour eux et les rentre dans son appartement avec un soin qu'il n'aurait jamais porté à ses semblables : « On peut aimer une fleur, mais pas un homme. »

17 novembre 2023. - Large couverture nuageuse (10 °C). Je ne travaille plus que trois jours par semaine, mais c'est encore trop, beaucoup trop… Cruel dilemme que de devoir ainsi s'assommer l'existence. Tout compte fait, j'aurais préféré être un chat domestique se laissant faussement dominer par ses maîtres (pas un chien ; je les aime, mais il y en a de « travail »). La correspondance du pélican Flaubert vous donne parfois l'impression d'être plongé dans les Cahiers de l'ami Cioran. Pour preuve, ce bout de machin adressé à George Sand : « J’ai été pris au Père-Lachaise d’un dégoût de l’humanité, profond et douloureux. Vous n’imaginez pas le fétichisme des tombeaux ! Le vrai Parisien est plus idolâtre qu’un nègre ! Ça m’a donné envie de me coucher dans une des fosses. »

18 novembre 2023. - Le solstice d'hiver approchant, entre les nuages du matin et du soir, nous n'avons guère le loisir d'admirer le bleu du ciel (10 °C). Terminé l'année 1959 du Journal de Bernard Delvaille, toujours délicieusement chochotte (c'est un immense compliment). Encore un peu plongé dans La Chose écrite de l'amiral Dutourd, que je lis par petites pincées gastronomiques. C'est épatant. Aujourd'hui, Pline le Jeune, Gibbon et Paul Guth étaient au menu (de ce dernier, lire Quarante contre un). Par ailleurs, un peu picoré dans la correspondance de Flaubert (George Sand le tutoie, il la vouvoie) et dans le Journal de Delacroix (on peut préférer le Journal de Delacroix à sa peinture tout comme on peut préférer les Mémoires de Berlioz à sa musique). Pour faire bonne mesure, quelques pages des Carnets de bal de Marc Lambron. Rien de vraiment foudroyant, un peu littérature grande presse, mais il y a des moments (un portrait assez amusant de Brigitte Bardot, par exemple).

20 novembre 2023. - Nuages (11 °C). Hier, long repas familial. Bu raisonnablement. Ce matin, entamé Alain Pacadis, Face B de Charles Salles. Pas mal, lu cent pages. Enfin, plutôt « pas si mal que mal ». Ça se veut roman, mais c'est encore une exofiction (pour ne pas dire une biographie romancée). Je connais assez bien l'oiseau Pacadis, mais j'ai néanmoins tout de même appris deux ou trois choses, notamment sur ses origines gréco-juives mélangées et sur ses parents (pages émouvantes). C'est assez bien écrit, avec des passages hautement croquignolets – une virée avec les New York Dolls, un concert de Nico dans la cathédrale de Reims... bon, voilà. On se demande si le bouquin de Charles Salles excédera un peu le folklorique des années 70, du Palace et de tout le tremblement, pour mieux s'attacher à son vrai sujet : cet Alain Pacadis, sentant tellement la merde, le vomi et le sperme séché qu'il devait bien être pur quelque part. À noter que le livre est plein de sexe homo porno. Ne mangeant pas de ce pain-là, ce côté m’a assez ennuyé (oui, je sais être lourd à mes heures).

21 novembre 2023. - Ciel couvert (10 °C). Le livre de Charles Salles est, somme toute, meilleur que ce que j'ai pu en dire hier. Tout d'abord parce qu'il décrit de façon parfaitement informée une époque et un sujet. Ensuite parce que cette époque (la fracture 70/80) et ce sujet (l'elfe miasmatique Pacadis) ne sont jamais vus par le petit bout d'une lorgnette fixée sur l'anecdotique, le mondain ou le superficiel, mais plutôt par un œil s'attardant avec émotion sur ce qui peut subsister d'un monde révolu et sur l'intimité d'un type, avec tout ce que cela comporte : la sexualité de Pacadis, sa déchéance, mais aussi son enfance, ses racines juives, sa mère morte suicidée… Seul défaut : quelques traces d'anachronismes moraux (notamment dans les quelques lignes consacrées à Gabriel Matzneff, qui pourraient laisser penser que ce dernier était vu de biais en 1978. Non, il ne l'était pas, et tout le problème est là).

Picorage : Correspondance - Flaubert, Journal - Delacroix, Le Grand n'importe quoi - Jean-Pierre Marielle. Conditions lectorales 2/5.

23 novembre 2023. – Beau temps frais, premières gelées (8 °C). Lever à cinq heures. Labeur. Vendredi noir oblige, soulevé une quantité de produits manufacturés en Chine assez déraisonnable. Sieste. Picoré chez Flaubert, Delacroix et Cioran, pas vraiment spécialistes en chinoiseries. Quoique ?

25 novembre 2023. – Vent glacial, grisaille marmoréenne, gueule d'hiver, nous y sommes… (6 °C). Maussade. Une armée de tracas domestiques dont le plus grave – tout est relatif – se trouve être une panne généralisée d’Internet qui doit certainement être liée aux incessants travaux de rénovation entrepris par le voisinage néo-macroniste. Sachant que lors de la dernière panne du même type, la petite histoire avait duré pas loin de trois mois, sachant aussi que vivre de nos jours sans connexion Internet est devenu terriblement handicapant — c'est un peu comme vivre sans un bras, une jambe ou un sexe principal — je ne me lasse pas d'être un tantinet sur mon quant-à-moi.

À l'abri des problèmes de connexion Internet : Bernard Delvaille. Dans son Journal que je persiste à lire entre deux coups de fil à des opératrices ne maîtrisant pas totalement l'idiome français, il semble loin des pandémoniums modernistes, mais cela ne l'empêche pas d'être le plus souvent malheureux, se sentant seul alors qu'il ne l'est pas vraiment (enfin, il l'est certainement moins que moi avec ma loupiotte fibre qui clignote tel un gyrophare dans la nuit). Disons que pour un homme seul, il rencontre pas mal de monde : il croise Pierre Clementi chez Lipp — habillé tout en noir, le « fameux comédien » est à la fois séduisant et inquiétant —, il fait aussi la nouba avec quelques graciles trentenaires, fait même davantage que la nouba avec certains. Il se rend plus que de raison outre-Manche où les lieux de drague et de perdition consécutive semblent essaimer à foison. Il aime d’ailleurs tellement Londres qu’il pourrait l’aimer comme on aime un être humain. Il passe deux heures à Weston-super-Mare, se souvient de Valery Larbaud tandis que l’humidité lui tombe sur les épaules… Son Journal n’est pas le procès-verbal de sa manière d’être (comme celui de Stendhal), mais plutôt un compte-rendu frémissant de son existence. Il y en a de pires… Par ailleurs, petit tour dans le Grand n’importe quoi de Jean-Pierre Marielle. C’est une petite affaire pleine d’humanité bougonne. Là aussi, il y a pire.

Plus tard… Jules Huret rencontre Octave Mirbeau. Quand le premier demande au second ce qu'est pour lui la littérature, le second prend une poignée de feuilles mortes, l'éparpille machinalement dans l'air et affirme doctement : « La littérature ? Demandez plutôt aux hêtres ce qu'ils en pensent ! »

26 novembre 2023.- Vague soleil d'hiver qui se sera vite vu rattrapé par les nuages (5°C). Les années 1961 et 1962 de l'ami Delvaille ne sont pas franchement folichonnes. Il a beau faire quelques escapades de nature indubitablement sexuelles à Londres, Amsterdam ou Stockholm, on ne le sent pas vraiment là, pas à son aise, pas sautillant pour un sou ; pour tout dire, on le sent morose et déprimé. D'ailleurs, il n'écrit plus grand-chose dans son Journal, cette météorologie de son intimité. Ses conditions matérielles de soutier dans l'édition sont certainement l'une des causes de ce spleen passager. Il change d'appartement presque aussi souvent que de partenaire sexuel, mange des sandwichs, et est embauché par Seghers, qui lui fait écrire des choses antonymes (des monographies, des dictionnaires). Comme il s'ennuie de tout et même de lui-même, il entreprend une collection de petits drapeaux… Larbaud collectionnait bien les soldats de plomb. Pas vraiment ennuyé de lui-même : Maurice Martin du Gard. Je suis retourné dans ses Mémorables et c'est toujours vraiment pas mal. Aujourd'hui, il y était question d'une rencontre avec un Paul Valéry finalement très canaille, du Jardin botanique de Montpellier (merveille) et de la nullité en mathématiques dudit Valéry (cela lui fait un point commun avec moi). Pour faire bonne mesure, quelques pages du Grand n'importe quoi de Marielle. Certainement rien de la littérature de haut vol, mais de l'humain, de belles évocations, celle d'Henri Calet et de Jean Carmet, la légèreté de Belmondo… ce genre de choses. Du côté du Monde, bal tragique, racailles aux longs couteaux, ratonnades consécutives. Nous voilà bien.

27 novembre 2023.- Quelques flocons ratés (4°C). Le ciel rejoignant l'horizon, l'atmosphère prend des teintes lapones. Fini Le Grand n'importe quoi de Jean-Pierre Marielle. Étonnamment, ce méli-mélo sous forme d'abécédaire, qui avait tout pour me faire sautiller, me laisse avec un genre de sourd chagrin au coin de l'épigastre. Simplement parce que le type qui s'y déploie paresseusement est tellement vivant, tellement loin d'une quelconque issue fatale qu'il ne donne pas le sentiment de pouvoir mourir un jour (il est pourtant mort en 2019). Comme Marielle parle beaucoup de ses copains Rochefort, Rich, Belmondo, Cremer, que l'on n’imaginait pas mourir un jour eux non-plus, le sourd chagrin n'en est que plus renforcé. Dans Le Grand n'importe quoi, c'est donc un mort en sursis encore très vif qui nous parle de son enfance bourguignonne, de ses jeunes années d'élève à l'école dramatique de la rue Blanche, du conservatoire et de ses débuts dans une profession qui semble lui être tombée sur le coin du nez comme par hasard. Il a de belles rencontres, une balade avec Patrick Modiano où les deux marchent en essayant de se parler par esquisses de phrases… Il y a de l'amitié qui déborde, il y a Jean Rochefort, ce frère siamois uni par la moustache dont il a été séparé à la naissance… Il y a la nonchalance, le dilettantisme, une façon de ne pas s'en faire que je tamponne tout à fait. Le livre est un peu débraillé, assez décousu ; Marielle ne donne pas trop de lui-même, ne se lâche pas trop, certainement par pudeur… Dommage qu'il ne soit plus là pour nous en dire plus. Sinon, encore un peu avec MMG et ses Mémorables. Aujourd'hui, Proust et ses veillées de duels, Morand et la princesse Soutzo, le Club des six et le parapluie déchiré de Satie.

28 novembre 2023.- Ciel couvert, averses faibles (7°C). Malade, certainement un début de colique néphrétique. Vu la série télévisée Sambre de Jean-Xavier de Lestrade. Un peu démonstratif, avec quelques traces d'anachronismes moraux, mais la qualité d'interprétation et l'attention quasi documentaire emportent tout. Dans l'élan, je lis Sambre - Radioscopie d'un fait divers, livre écrit par la journaliste Alice Géraud qui a servi de matrice à la série. C'est encore meilleur, la longue liste des viols, l'aveuglement des forces de police, le peu d'intérêt porté aux victimes ; tout cela offre une longue et implacable litanie. Laissé tomber Le Dernier ange de Robert de Goulaine à son mitan. Guère d'intérêt dans ce ballet d'ectoplasmes. Moins ectoplasmique, deux ou trois lettres de Flaubert à Georges Sand.

1er décembre 2023.- Pluie (7°C). Labeur, je soulève, je soulève ! Je soulève plus que de raison des tonnes de produits manufacturés en Chine. C'est bien simple, j'ai l'impression de soulever la Chine toute entière ! Après la sieste, retour dans le Sambre d'Alice Géraud. Enquête accablante : le peu de considération porté aux victimes d'affaires sexuelles nous semble aujourd'hui effarant. C'est la preuve que nous avons tout de même progressé.

2 décembre 2023.- Quelques flocons (2°C). D'humeur floconneuse, comme le temps. Achevé la lecture du bouquin d'Alice Géraud. Cela me semble être une enquête en tous points remarquable. Les deux dernières pages, où l'intimité de l'auteure perce, éclairent l'ensemble d’une lumière bouleversante (et universelle). Mes voisins ? Un kiné, un artiste peintre, une psychologue, une avocate et une hôtesse de l'air. Résultat : c'est moi qui sors les poubelles.

3 décembre 2023.- Beau temps froid (2°C). Écrit à l'âge de 92 ans, Le Palais des livres est un essai buissonnier où un Roger Grenier encore bien vif se promène dans quatre-vingts ans de lectures et d'écriture. En chemin, il se pose de belles questions. De quelle étoffe les livres sont-ils faits ? Peut-on toujours utiliser le fait divers comme le faisaient Stendhal et Flaubert ? Peut-on tournicoter autour des atrocités diverses et variées à l’instar du très mal pensant Thomas de Quincey ? L’attente et la procrastination que l'on retrouve chez Kafka, Beckett, Melville ou Virginia Woolf sont-elles des choses encore permises et importantes ? Le fait de se soustraire à soi-même — physiquement ou métaphoriquement  comme ont pu le faire Pavese, Crevel ou Pia est-il bénéfique pour la postérité de leur œuvre respective ? La vie intime doit-elle structurer le roman, lui servir de socle solide, alors qu'un sol mouvant pourrait sembler préférable et en tous les cas plus poétique ? En somme, Sainte-Beuve avait-il raison et Proust tort ? L’écriture peut-elle tourner à l'habitude et l'habitude à la manie ? Faut-il écrire pour combattre la solitude, pour apaiser ses angoisses, pour être aimé, pour laisser une trace ? Beaucoup de questions. Grenier offre de belles réponses ; il est des nôtres.

4 décembre 2023.- Vent (8°C). Encore quelques événements un peu tragiques dans mon environnement. N’en disons rien, ou à demi-mot… Tout étant dans tout, Le Palais des livres prend quelques allures testamentaires. C’est le dernier ouvrage d’un vieux monsieur qui fait le bilan de son amour pour la littérature. Rien de docte, rien de pesant… plutôt une promenade un peu sifflotante où les diverses citations forment de beaux échos entre elles… (On remarquera une très grande fidélité envers Albert Camus).

6 décembre 2023.- Nuages, nuages, nuages… (7°C). Entre le labeur et l’actualité patibulaire, pas de quoi sautiller. Un peu dans la correspondance de Flaubert. Rien (ou presque) : J'expire des buées comme des grains de poussière, je secoue un peu mon pollen. Je ne pleure pas.

7 décembre 2023.- Une vague froideur (5°C). Légère intervention chirurgicale à l’oreille gauche qui me donne des airs van-goghiens. Lecture : Dutourd et sa Chose écrite. Belle notule sur Restif. Précurseur de Proust, écrivain monumental, tout du moins en volume… Entamé Ainsi soit-il ou Les Jeux sont faits de Gide. Je ne suis pas follement gidien, mais cet ouvrage posthume et pour ainsi dire terminal semble assez convenir à mon teint blafard. Quelques pages du Journal de Renard que je relis par doses homéopathiques.

8 décembre 2023.- Des averses (8°C). Dans Ainsi soit-il ou Les Jeux sont faits, Gide ne s'en fait pas trop, il est trop proche de l'inéluctable pour s'en faire vraiment. Alors, il écrit « à plume abattue », sans l'obligation de convaincre qui que ce soit ; passe de la description de sa propre physiologie défaillante, de son anorexie, de son grand âge qui avance — et qu'il n'avait pas vraiment prévu — à quelques souvenirs gais ou tristes. On croise Stravinsky, Copeau, Oscar Wilde, Charles Du Bos, Suarès… C'est vraiment pas mal et pourrait presque me guérir de mon antigidisme primaire.

9 décembre 2023.- Petite pluie patibulaire (8°C). Le solstice d'hiver approchant, les jours raccourcissent, et l'humeur devient ombreuse. Il y a quelques semaines, je faisais encore quelques sorties en quête de soleil et d'un banc public capable de supporter mon séant et mes lectures impromptues. Lors de l'une de ces sorties, j'avais récupéré dans une boîte à livres un gros pavé à la couverture rose : En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova. En l'occurrence, la pioche fut bonne et mes intuitions semblent se confirmer, car, ayant entamé ce volume aujourd'hui, je lui trouve des atours tout à fait seyants. L'auteure — russe — part du journal intime de sa tante, retrouvé après son décès, et tire de multiples fils biographiques. Des fils intimes et d'autres plus larges, reliés à la grande histoire russe, avec lesquels elle coud une sorte de patchwork mémoriel. Le résultat forme un tissu dont les jointures n'empêchent pas une belle densité, qui vire à l’adamantin et au scintillement. On pense à Sebald et au Barthes de La Chambre claire… Maria Stepanova écrit un livre sur sa famille qui ne traite pas de sa famille, mais d'autre chose : « sans doute de la façon dont est structurée la mémoire… »

10 décembre 2023.- Beau temps virant au nuageux (11°C). Quelque chose de printanier flottant dans l'air, risqué une paire de pas dans les extérieurs. Résultat : le commun des mortels ayant eu la même idée que moi, nous étions nombreux à nous coudoyer dans les lieux publics environnants. Malgré tout, trouvé un banc raisonnablement ensoleillé où j'ai bien cru pouvoir poursuivre la lecture du livre de Maria Stepanova entamé hier. C'était sans compter sur la masse lipoïdique du monde qui m'a bien vite rattrapé et qui, de facto, a empêché mes velléités lectorales.

Au bout de deux, trois piaillements émis par quelques gosses en mal d'activité physique, et de quelques « tapette », « enculé », « fils de pute » proférés par une petite bande d'adolescents à bonnet, j'ai replié mes genoux vers mes coudes et, dans cette position pour le moins inconfortable, j'ai repris le chemin de mon petit intérieur qui n'est pas ensoleillé, mais qui, pour ce dimanche après-midi, présentait les avantages d'une certaine tranquillité.

Sinon, pour en revenir au sujet censé nous occuper vraiment, le livre de Maria Stepanova est un peu rêche, moins confortable que mon canapé, mais cela ne l'empêche pas de révéler de beaux atouts. Comme je le disais hier, c’est un patchwork mémoriel qui fait avec la littérature, la philosophie, les écrits sur l’art, des cartes postales, des bouts de correspondance, le souvenir de l’Holocauste… Comme chez Sebald, tout semble écrit comme à travers un voile de cendre.

11 décembre 2023.- Redoux humide, finalement guère sympathique (15°C). Aucune sortie dans les extérieurs. Ah ! si, j'ai sorti les poubelles ! Chez Maria Stepanova, belles pages sur Le Bruit du temps d'Ossip Mandelstam, sur la supposée froideur, le pragmatisme de ce texte qui entraînera le courroux de Marina Tsvetaïeva… Belles pages sur Francesca Woodman et la qualité spectrale de son travail. Encore plus belles pages sur Charlotte Salomon. La gorge se serre, l'humidité tend à poindre au coin des yeux. Rien (ou presque) : je réorganise le monde de bas en haut, sans grandes exigences, mais avec quelques impératifs. Il faut que cela soit bien rangé.

12 décembre 2023.- Ciel couvert, pluie fine (11°C). Le monde pince et pèse, roule et se déploie. Il faudrait parfois pouvoir l'oublier. Tiens, par exemple, il faudrait que je puisse oublier les rénovations qui tournent autour de moi. Cet immeuble à ma droite, sur lequel on s'affaire depuis plus d'un an (alors qu'il avait déjà été entièrement rénové il y a trois ans), et cette villa à ma gauche que sa nouvelle propriétaire voudrait plus cosy. Je voudrais oublier la stridence des meuleuses et perceuses, le cahin-caha des brouettes, la surprise des coups de massue au débotté, le grincement des scies et les jurons des ouvriers. J'aimerais oublier tout ça, mais c'est impossible, le brouhaha fait à présent partie de ma physiologie, c'est un nouveau membre, comme un bras, un nez, une oreille ou un petit orteil. Bref, je n'y peux rien, c'est ainsi. Dans ces conditions, on comprendra aisément que la lecture relève du domaine de l'hypothétique. Néanmoins, à force de volonté, je suis tout de même parvenu à lire quelques chapitres du beau livre de Maria Stepanova. Là encore du brouhaha, mais celui de l'histoire et de la mémoire. Le siège de Leningrad, le froid, les chemisettes des nazis, la faim qui rôde, le cannibalisme, un grand-père mort au front… Et puis la correspondance familiale de l'auteure, ces lettres et cartes postales comme autant d'éléments d'un puzzle où se mêlent l'intime et la grande marche du temps. (Belle évocation de Joseph Cornell et Henry Darger).

14 décembre 2023.- Averses éparses (7°C). Lever 5H00. Labeur. Sieste. Renard (Journal), Cioran (Cahiers). Nothing else.

15 décembre 2023.- Éclaircies (8°C). Correspondance de Flaubert (beaucoup de mains baisées), Cahiers de Cioran, cet avis sur la virtuosité que je tamponne assez largement : « La virtuosité dans tous les domaines est signe de néant ; elle n’existe pas à l’aube d’une civilisation. C’est pour cela qu’il y a tant de vérité dans les commencements et si peu dans la réussite et l’achèvement. En tout, ne compte que le moment du désir. Ce qui vient après n’est que fignolage, routine, complaisance. »

Nouvelles acquisitions : Le Tunnel - Ernesto Sabato, Francesca Woodman - Bertrand Schefer, En Vie - Eugène Savitzkaya, Dandys et excentriques - Denis Grozdanovitch.

17 décembre 2023.- Beau temps frais (6°C). Vaguement malade, la gorge, certainement une angine. Hier, vie sociale, restaurant, bu raisonnablement. Ce matin, j'ai repris En Mémoire de la mémoire de Maria Stepanova. Je n'aurais pas dû le laisser de côté pendant trois jours. J'éprouve beaucoup d'embarras à vouloir y replonger (les livres que l'on oublie, ne serait-ce qu'un court instant, se vengent toujours). C'est dommage, car cette belle affaire mémorielle me semble assez formidable. Parallèlement, vu Les Photosd'Alix de Jean Eustache, qui me semble offrir de nombreux points de coalescence avec l’œuvre de Maria Stepanova (par le biais de Francesca Woodman, cette autre photographe de sa propre intimité). J'en suis là, la nuit tombe, la nuit tombe toujours bien trop tôt.

To be continued.