L'histoire montre encore et encore comme la Nature punit la folie des Hommes.
On le sait peu, mais la saga Godzilla est la plus vieille franchise de cinéma ininterrompue encore en activité aujourd'hui. Depuis 1954, pas une année ne s'est écoulée sans qu'un film sorte ou soit dans les tuyaux. 38 films se sont donc succédés, divisés en différentes époques, partagés entre les États-Unis et le Japon, en prise de vue réelle ou en animation, en noir et blanc puis en couleur ; bref, un chapitre à part entière dans la grande histoire du cinéma. Mais avant que le roi des monstres ne se foute sur la gueule avec des singes, dragons, robots, mites, homards ou nuages de pollution géants - tout est véridique - il y a ce film séminal qui fête ses 70 ans aujourd'hui : .
LES PILIERS DU MYTHE
À l'orée des années 1950, le kaiju eiga, film de monstre japonais, est un genre encore inexistant. Même en Amérique, la grande vague de série B n'a pas encore commencé, et la lignée des monstres géants au cinéma ne se dote que d'un unique mais néanmoins illustre ancêtre, le de 1933. Pour que le mythe de Godzilla puisse émerger, il va donc falloir la rencontre entre les esprits géniaux de trois hommes, trois piliers sur lesquels la saga entière va pouvoir se fonder.
Le premier homme, c'est Tomoyuki Tanaka, le producteur de tous les films jusqu'à sa mort en 1997. C'est lui qui a l'idée originale du monstre radioactif. En 1953, il vient d'essuyer un échec critique et financier et a besoin d'un succès massif pour redorer le blason de son studio, la Toho. L'idée va germer grâce à deux inspirations majeures. D'abord, un film de 1953, Le Monstre des Temps Perdus, premier film de monstre géant américain qui va lancer la mode des années 50-60, sur un lézard préhistorique géant qui attaque New-York après avoir été réveillé par des essais atomiques. Ensuite, un fait divers qui secoue le Japon en mars 1954, à propos d'un bateau de pêcheurs japonais qui a été contaminé par les retombées des tests nucléaires américains dans le Pacifique. Tanaka tient là la première scène de son film ; quel meilleur pays pour traiter des blessures de la bombe atomique que l'archipel nippon dont les tragédies d'Hiroshima et Nagasaki ne remontent même pas à une décennie ?
Une fois l'idée jaillie, il faut maintenant donner forme au monstre. C'est ici qu'intervient Eiji Tsuburaya, directeur des effets spéciaux pendant toute la première époque de la saga jusqu'à sa mort en 1970. Il enfante la créature, à l'origine pensée comme un gorille-baleine (respectivement gorira et kujira en japonais, qui donnera le titre original Gojira) puis au fil des designs mutée en un dinosaure humanoïde, difforme et monstrueux, portant sur sa peau les balafres semblables à celles des victimes des retombées radioactives. C'est lui aussi qui prend le parti pris de faire du monstre un acteur en costume au lieu d'animation image par image comme c'était traditionnellement le cas, notamment grâce au pionnier américain Willis O'Brien (The Ghost of Slumber Mountain, ). Tsuburaya n'a pas vraiment le choix : Godzilla doit se filmer en seulement trois mois, un rythme rigoureusement intenable par les moyens traditionnels. Cependant, ce changement de paradigme sera déterminant et posera le fondement du genre kaiju eiga dans son ensemble.
Enfin, pour la réalisation, le studio engage Ishirō Honda. Il deviendra par la suite le réalisateur de tous les grands opus de la première époque ( King Kong vs Godzilla, Mothra vs Godzilla, Ghidorah le monstre à trois têtes) et introduira tous les plus grands opposants du roi des monstres : Mothra le papillon géant, Rodan le ptéranodon volcanique, Ghidorah le dragon doré. Avant Godzilla, le réalisateur a servi dans l'armée - dont il deviendra très critique à cause des traumatismes de la Seconde Guerre Mondiale - et a eu une carrière documentaire. Ces deux éléments sont essentiels pour comprendre l'apport humain de Honda au film. Il se place toujours à hauteur d'homme et cherche à montrer les dilemmes moraux et les conséquences bien réelles de la dévastation du monstre - qui n'apparaît lui-même en fait que très peu, moins de neuf minutes pour un film d'une heure et demie.
Ainsi, une idée, un monstre et une vision s'allient pour donner corps et âme à la plus mémorable créature du cinéma : Godzilla est né.
À FEU ET À SANG
Qu'on soit clair, Godzilla n'est pas un film d'horreur. Il n'est pas gore, il n'y a pas de jumpscares ou de violence gratuite. Je ne pense pas que le spectateur moderne puisse s'en effrayer ; néanmoins, il est et reste horrifique dans ses implications.
Godzilla, c'est la bombe atomique, et c'est un sujet fort dans un Japon dont la blessure n'a même pas dix ans et où les victimes des radiations se comptent encore par milliers. L'impact des bombardements abominables d'Hiroshima et Nagasaki en 1945 est encore brûlant dans toutes les mémoires. C'est là aussi un thème encore tabou, puisque jusqu'alors, seuls deux films avaient osé s'emparer du sujet : Les Enfants d'Hiroshima en 1952 et en 1953 (dont les deux bandes originales, déjà, étaient signées du compositeur de Godzilla, Akira Ifukube). Avec Godzilla, par le biais de la métaphore et de la symbolique, le Japon est donc confronté à sa propre apocalypse.
Ce n'est jamais plus vrai que lors du paroxysme du film, la destruction de Tokyo. Une séquence d'à peine une douzaine de minutes, concentrant à elle seule la quasi-totalité du temps d'écran du monstre, mais qui suffit à l'anéantissement total et soudain d'une ville entière. Alors que tous nos protagonistes sont réunis autour d'une table, dans une scène d'une mondanité évidente, les sirènes retentissent et c'est le monde qui, d'un seul coup, bascule. Godzilla émerge dans le port, une masse noire informe et incommensurable, à peine distinguable du ciel nocturne, souvent trop grande pour être contenue dans le cadre. Avec une force inarrêtable il s'avance, déchire l'acier comme de la dentelle, engloutit des trains et met Tokyo à feu à sang grâce à son souffle atomique. Tsubaraya sort le grand jeu et déploie tout l'arsenal d'effets visuels à sa disposition. La destruction de Tokyo est un spectacle pyrotechnique extraordinaire, mis en scène par l'utilisation massive de miniatures riches et utilisées à bon escient, s'effondrant sous les pas lourds de l'acteur en costume de Godzilla. Aucun film de monstre n'a jamais paru si impressionnant, aucun kaiju si puissant.
Mais ce qui fait la clé de la réussite de cette séquence, et par extension fait défaut à la majorité des films suivants qui précisément omettent ce point crucial, c'est que Honda ne perd jamais de vue son point de vue humain. Il prend le temps de nous investir avec ses protagonistes - le professeur Yamane, sa fille Emiko et son amant Ogata, des gens ordinaires dont la vie se retrouve soudain bousculée. Les scènes de dévastation ne sont que plus impactantes que parce qu'elles se mettent presque toujours à leur hauteur, c'est-à-dire à hauteur d'homme, filmant la créature gigantesque en contre-plongée et prenant soin d'insérer de nombreux plans de coupes des innombrables victimes. La plus mémorable peut-être est cette mère enlaçant ses enfants au coin d'une rue, les consolant au bord des larmes en leur disant qu'ils vont bientôt rejoindre leur père - implicitement, mort sous la bombe atomique.
Derrière, il ne reste que lui la ruine. Des longs panoramas sur des champs de décombres et une séquence déchirante dans un hôpital, où l'on voit des enfants directement atteints par la radioactivité ou devenir orphelins, achèvent de rendre palpable la tragédie humaine. Voilà pourquoi ce Godzilla, le premier, le seul, est horrifique. Le pathos culmine avec la prière pour la paix, entonnée par un chœur d'écoliers et signée par le maître Akira Ifukube.
Ifukube deviendra le compositeur de la musique de tous les films Godzilla réalisés par Honda (sauf un), puis de toute la période Heisei dans les années 90, et sera à jamais associé au roi des monstres. Sa musique est puissante et lourde de sens ; son thème musical, inoubliable, continue d'être réutilisé encore jusqu'à aujourd'hui (Au Japon dans Godzilla Minus One en 2023, aux US dans Godzilla II en 2019). Surtout, elle est réminiscente du travail qu'il a déjà accompli sur deux autres films traitant de la bombe atomique ( Les Enfants d'Hiroshima et ) ; la prière, précisément, est tirée de ce dernier, tissant donc un lien de filiation direct entre l'horreur métaphorique et la véritable bombe.
LE MORTEL DILEMME
Mais ce n'est pas le seul morceau à être réutilisé. À la toute fin du film, après que tous les autres moyens ont échoué, le savant torturé Serizawa se résout à déployer une arme expérimentale développée en secret dans son laboratoire : l'oxygen destroyer. Une arme de destruction massive capable de désintégrer tout organisme vivant dans son rayon d'action. La seule capable de vaincre Godzilla. Or, le morceau qui accompagne cette scène est " Godzilla at the Ocean Floor ".
" Godzilla at the Ocean Floor " est une réorchestration d'un morceau déjà présent dans Hiroshima, mais pas n'importe lequel. C'est précisément le morceau qui suit l'immédiate conséquence de l'explosion de Little Boy sur la ville, soit le moment le plus critique, le plus tragique du film - et peut-être de l'histoire du Japon. Ce qui aurait dû être un triomphe, la mort du monstre, devient alors un requiem. En choisissant cette musique, Honda et Ifukube mettent en parallèle la bombe atomique et l'oxygen destroyer, deux armes surpuissantes qui n'auraient jamais dû exister. Vaincre la créature n'a jamais été le véritable message du film ; il s'agit de vaincre toutes les armes, pour toujours.
En ceci, Godzilla aussi se pose comme une victime de l'atome. Lui, le ravageur de Tokyo, était une créature marine ordinaire avant d'être transformé et muté affreusement par des essais nucléaires dans le Pacifique. Les balafres et tumeurs recouvrant son corps gargantuesque sont autant de stigmates qui reflètent celles des victimes bien réelles des deux bombardements américains ; son rugissement, mécanique, grinçant, contre-nature, est aussi en fin de compte un cri de douleur. Godzilla est mort, oui, mais à quel prix ?
La destinée du professeur Serizawa est presque un vœu pieu de la part du réalisateur. L'homme qui a mis au monde l'ultime fléau de l'humanité n'est prêt à l'utiliser qu'après avoir méthodiquement détruit toute trace de ses notes, et au prix de sa propre vie, pour que jamais plus un oxygen destroyer ne puisse voir le jour. On aurait aimé que les Américains portent autant de remords, que la première utilisation de la bombe atomique eut également été sa dernière sans retour en arrière possible.
" Il y aura d'autres Godzilla. "Kyohei Yamane
Ce que le film espérait être la fin d'une ère marquait, en réalité, à peine son commencement. Le milieu des années 1950 concrétise le véritable début de la course à l'armement nucléaire et la guerre froide entre le bloc soviétique et le bloc occidental, dans la foulée de la mort de Staline. Les paroles du professeur Yamane sont prophétiques ; elles annoncent déjà les nombreuses suites à venir et leur critique des travers bien réels de l'humanité. Même avec son orientation beaucoup plus enfantine dans les années 1960-1970, même avec le basculement de la figure de Godzilla d'ennemi à héros, la franchise continue encore de prendre le pouls des grandes peurs de la société : la pollution avec Godzilla Vs. Hedorah (1971), l'arme biochimique dans Godzilla vs. Biollante (1989), ou encore plus récemment l'accident nucléaire de Fukushima réinterprété par Godzilla Resurgence (2016).
La boucle ne sera enfin bouclée qu'avec Godzilla vs. Destoroyah en 1995, la " vraie " fin de la saga (C'est le dernier opus de la période chronologique entamée par le film de 1954, avant tous les films one-shot indépendants à partir des années 2000). Dans cet ultime volet, le roi des monstres doit affronter Destoroyah, le boss final, créature mutante directement née de l'utilisation de l'oxygen destroyer, tout comme Godzilla était né de la bombe atomique. Ni l'un ni l'autre ne peut survivre à l'affrontement, et c'est seulement en vainquant son adversaire que Godzilla parvient enfin à racheter le pêché originel de Serizawa et peut désormais reposer en paix. Godzilla est mort, longue vie à Godzilla.
LE MOT DE LA FIN
Rares sont les œuvres à avoir eu l'impact cinématographique et culturel du Godzilla original. Même après plus d'opus que toute autre franchise, à travers les décennies et les continents, le film de 1954 reste le triomphe du genre, alliant à la dévastation spectaculaire du monstre un message indélébile contre la guerre et la folie des Hommes.
Note : 9 / 10
" Nous l'appellerons... Godzilla. "Kyohei Yamane
- Arthur