À l’image de la narratrice, personnage central du récit, les lecteurs qui ne la connaîtraient pas encore – qu’ils se rattrapent vite – seront sans nul doute happés eux aussi par la course folle de Paule, déferlant vers son malheur dès les premières lignes :
« Je cours ; très vite, le monde déferle à mes côtés, gris, informe. C’est à peine si, au milieu des corps heurtant mon regard, éclatent, ici, un œil surpris de ma course, là, une bouche ouverte sur une question amputée, autre part, une main tendue vers moi… peut-être en aide, peut-être en arrêt, ou peut-être même en signe d’accusation.
Une course ; et ainsi ma vie, fuite, fuite, peur sur peur dans le dédale des ombres. » (p.15)
Cette plongée brutale dans la ville, d’un quartier l’autre, des docker’s flats à la rue la poudrière, « sur les lèvres supérieures du vieux Port-Louis » et dans la vie de Paule, qui précise, si sa précarité n’était pas claire pour le lecteur, qu’elle « habite le faubourg d’un faubourg, dans la marginalité des plus marginales, à l’extrémité même, aux commissures mêmes de ce que nous appelons la civilisation », cette plongée en accéléré, donc, est suivie par un tout aussi étrange ralentissement du temps. L’histoire de Paule et celle de la ville se racontent en parallèle, dans les détours des rues et des ruelles, de l’enfance à l’âge adulte, même si l’on n’imagine pas Paule vieillir beaucoup, ni même les autres personnages autour d’elle. On les croirait plutôt tous figés et promis à une fin précoce.
La narratrice joue sans cesse à perdre le lecteur, dans un troublant va-et-vient entre Paule et je, s’évoquant elle-même à toutes les personnes, la troisième et la première, et reculant le moment de dire, comme par crainte d’une impudeur, tout en excitant et en provoquant avec une impudicité sublime :
« Vous me suivez, n’est-ce pas ? Maintenant que j’ai pris l’habitude de votre présence sur mes pas, suivant ma pensée comme un mirage, maintenant que quelqu’un entend ma voix et se profile sur mon ciel ennuagé, je ne voudrais pas vous perdre. Je ne cours pas trop vite ? Vous suivez mes repères ? » (p.18)
Elle alterne ainsi les chapitres qui disent et ceux qui taisent et épaississent le mystère de sa vie. Comme chez Montaigne, c’est « à sauts et gambades » que l’on progresse dans l’histoire de la maisonnée. Quand Mallacre apparaît à la page 70, « tonton Mallacre », c’est pour mieux retarder sa véritable entrée en scène. Juste après ces mots, un pan de voile se soulève, non pas sur lui, mais pour trahir Marie, la mère de Paule, dont elle venait de constater plus tôt, page 61 : « Ce n’était pas le moment encore de découvrir Marie ». Les destinées des autres s’entrecroisent à la sienne, tressant autour de sa vie des rets qui disent avant tout sa propre condition de prisonnière. Cet état d’enfermement deviendra leitmotiv de tous les romans d’Ananda Devi, tout comme le silence et la force des femmes, leurs avenirs perdus et leurs gestes violés, ainsi que les blessures infligées par les hommes. Il est en déjà exactement ainsi de Paule dans ce premier roman. Si le récit a l’air quelque temps de partir dans tous les sens, comme elle l’affirme elle-même souvent :
« Il n’y a pas beaucoup de cohérence dans mon récit, je vous donne Mallacre à doses infimes, et les filles par à-coups, brèves images outre-passées dans leur cercueil de secrets » (p. 125)
C’est tout le contraire qui se passe, à moins plutôt qu’il ne s’agisse de perdre le lecteur pour mieux le ramener ensuite à l’essentiel, étourdir la proie pour la frapper plus commodément.
Marie est dépeinte comme la première persécutrice de Paule. Du couple parental, elle est celle que la fille déteste et qui, dit-elle, la déteste tout autant. Cruelle et impitoyable, elle remplit un office affreux, jouant les démons domestiques autant que publics, mais pourtant c’est sur cette mère jugée dégénérée (elle réaffirme souvent qu’elle n’a pas eu de mère) que tout repose, la survie du mari comme celle de Paule. Le père, en revanche, est aimé comme un époux battu aime son bourreau, comme on aime en général les forts parce qu’ils sont forts et violents. Ils frappent et l’on se convainc que c’est pour notre bonheur.
« Et moi je l’attendrai. J’attendrai chaque regard comme un don précieux. Le don rouge. Le don de mon sang que je ferai pour toi, Mallacre. J’attendrai que mon bras m’encercle. Je suis une éternelle prisonnière, je crois que, si jamais une porte s’ouvrait devant moi, je lui tournerais le dos, je ne saurais que faire de la liberté. Il y a tant de labyrinthes, au-delà des portes ouvertes. » (p. 123)
Paule, c’est là toute son ambigüité, aime le mal, qu’elle place très au-dessus du bien. Elle est suffisamment lucide pour se mépriser pour cela, mais comme un vice, comme une addiction, elle ne peut pas s’en empêcher, elle y revient constamment. Elle aime l’illusion de puissance qu’il y a dans la force rageuse du tyran. Amoureuse, prise, subjuguée par Mallacre, elle ne cesse quasiment jamais d’en faire l’éloge. Il l’a achetée ? Qu’importe ! Il la donne au plus offrant ou selon son simple caprice ? Qu’importe ! Quand le pauvre Tapsy s’éprend d’elle, lui qui est infirme et pour cela tendre et compatissant, c’est vers celui qu’elle considère comme son vainqueur et son maître qu’elle revient encore. Rue la poudrière raconte ainsi une destinée qui est une descente plus encore qu’une course, parcours initiatique d’une héroïne perdue dans Port-Louis et peut-être perdue tout court. Ouvrir les yeux lui prendra du temps, beaucoup de temps, celui de la désillusion, le moment où elle deviendra enfin, selon ses termes, comme les autres filles « de son espèce », parce qu’on a beau plonger dans les méandres de la tristesse humaine, on s’en croit toujours exempt, jusqu’à l’apocalypse.
Annie Ferret
Ananda Devi, Rue la poudrière, éditions Project’îles, collection « Sira », 2024, Extrait lu, p. 72-73
L’article Rue la poudrière, aux origines de l’univers littéraire d’Ananda Devi est apparu en premier sur Africultures.