Certaines routes, quand il s'y engage, à vélo, brouillent les pistes, le conduisent ailleurs, vers un point qui ne figure pas sur la carte, des tracés sous-jacent affleurent, lignes d'indistinction entre plusieurs sens de circulation vitale. Ces routes hantées lui procurent un plaisir intense, une sensation de roue libre, pas simplement mécanique, mais cosmologique. Elles réveillent, rameutent ses hantises nourricières, fondatrices, mais aussi usantes, prédatrices. Un drôle de mélange entre sentiment de panique, bouillonnement d'idées chaotiques et suprême apaisement, oui, une pointe de paix surnaturelle mâtinée d'abîme.
Il en connaît plusieurs. Il les garde en tête. Mais il ne peut y revenir qu'en les oubliant, s'y retrouver par inadvertance, sinon elles perdent leur effet magique. Bien qu'éloignées les unes des autres par de grandes distances, dans son corps, elles se jouxtent, connectées, elles communiquent. Quand il en découvre une nouvelle, une exaltation s'empare de lui, décuple ses forces. Le ruban de macadam devient une sorte de tapis roulant. Elles se révèlent à l'improviste, par accident. Ainsi, lors d'une sortie dans le Calaisis, il retrouve une côte qu'il affectionne, traversant le village de Bouquehault, retrouvailles avec cette belle petite ascension mais aussi avec celui qu'il était la première fois qu'il est passé là, " oh, se dit-il, mes jambes reconnaissent cette côte, elles calibrent l'effort à produire, elle est en moi, chacune des maisons qui la bordent me semblent familières, j'ai sans cesse et sans le savoir du Bouquehault en moi, depuis l'année où j'y suis venu par hasard. " Il affectionne particulièrement le dernier virage raide, petite chapelle perchée, précédent de mini-alpages, pâtures et horizons couverts d'arbres, poursuivant en direction d'Hermelinghen et le Ventu d'Alendon comme sur une crête. Il est dilaté de bonheur, muscles raides et respiration agitée, il embrasse le panorama, où semble se déployer une vie à l'ancienne, épargnée par l'hyper-modernité, avide de s'y fondre encore plus, de prolonger cet instant, l'éterniser littéralement. Soudain, pulsion irrésistible, embardée, il se déroute, prend à droite, une voie qu'il n'a jamais prise. Il l'a souvent " étudiée " sur la carte et regardée en passant devant, intrigué. Peut-être avait-il l'impression, cette fois, d'être hélé par là. D'abord une pente douce infinie qui longe la Forêt de Guines, s'intègre à sa lisière, devient lisière entre visible et invisible, puis sinue dans les champs, rares hameaux et corps de ferme, gardant le cap vers le clocher de Fiennes soudain dressé par-dessus la vague de talus et arbres.
Franchir, sans le vouloir, la porte des parallèles troublantsLa première sensation, en s'y engageant, est de vivre un formidable relâchement, un étrange détachement de ce qui, jusque-là, le rivait au sol, au territoire, à sa biographie. Une pointe d'appréhension, aussi, d'inquiétude. Une autre " courroie de transmission " interfère avec son mouvement initial et le relie autrement au vivant, à l'univers, déstabilisant le jeu de correspondances entre intérieur et extérieur à l'aide desquelles il se situe, s'oriente, se raconte. (depuis sa découverte adolescente de Baudelaire). Ce détachement, c'est comme si quelque chose d'inattendu s'ouvre devant lui au fur que la roue avant du vélo touche ce chemin inédit pour lui. Une opportunité déconcertante. " L'acte de " détacher " peut se concevoir comme le fait d'entrer par une autre porte, la porte de l'inquiétante étrangeté, la porte du fragment, la porte des parallèles troublants. En entrant dans un lieu, un autre émerge souvent juxtaposé, conséquence d'une défamiliarisation qui crée des liens, enclenche des configurations. Par cette porte s'initie un certain type de recherche, qui se réalise souvent au moyen d'une chaîne de correspondance qui revitalise le constructivisme de Benjamin, fondé sur la notion de montage. Cette chaîne de correspondance diffère de la causalité associée aux sciences sociales ou à des modes qui partagent la même épistémologie : elle fait éclater la spatialité discrète, rationnelle et temporellement linéaire qui imprègne les notions conventionnelles de causes et d'effets, de passé et de présent, de conscient et d'inconscient. " (Avery F. Gordon, p.76) Tout ce qu'il connaît trop bien de lui, les chaînes de causes et d'effets dans quoi il s'empêtre, est secoué d'une brise de " défamiliarisation ", décoiffé voire dégommé, il peut tout reprendre à zéro, recommencer l'enquête interminable du vécu, déplacer, réinterpréter, essayer d'autres configurations, viser une autre rive à atteindre, traquer une imagination autrement instituante.
Pris par une mobilité profonde, originaire, qui lui révèle la socialité hantée de la route singulièreA quoi cela est-il dû ? Au dessin de la route, ce qu'elle grave dans le paysage, sa manière d'épouser le sol et de traduire le sous-sol, d'être bordée par les éléments naturels ? A un mimétisme caché entre le mouvement de cette route et celui qui le fait bouger intérieurement ? D'où vient cette sensation, là, en se laissant aller sur cette route, d'être rattrapé par une force motrice, de l'incorporer, d'être porté par elle, de voir et sentir plus large, plus loin, d'aspirer plus profondément l'air ambiant avec toutes les molécules qu'y dispersent les espèces végétales et animales qui se socialisent ici, d'intégrer ces particules à son microbiote, de s'en sentir enrichi, cultivé ?" Que peut bien signifier en effet la mobilité si ce n'est l'aptitude à s'insérer dans une mobilité qui n'est pas celle du sujet car elle vient de plus loin et plus profond que lui, de convoquer pour ainsi dire une mobilité originaire pour s'insérer en elle, comme on saute dans un train en marche ? " (Renaud Barbaras, p.77) Oui, le charabia sophistiqué de la phénoménologies, dans son délire fascinant de prouver que la " vie même " excède la biologie, fournit des éléments de langage utiles : une mobilité plus profonde, originaire, le sentiment de sauter dans un train en marche, un train invisible, occulte, cosmologique, un mouvement qui le dépasse et le prend en sa traîne, une troublante unité entre métaphorisme et réalisme, visible et invisible. Mais en quoi cette route - la route proprement dite et tout ce qu'elle traverse et relie -, qu'il découvre et parcourt pour la première fois serait l'image d'un lieu espéré, attendu, qu'il reconnaît et qui s'ouvre enfin à lui ? Il pénètre là où il avait le plus envie de parvenir/revenir, en lui, profond, cet " en-lui " se fondant dans l'immensité de l'inconnu !? " L'image du lieu n'est pas un souvenir personnel, au sens où nous le comprenons d'habitude, c'est-à-dire privé, intérieur, que je peux choisir de garder ou de partager, de me remémorer ou d'oublier. L'image du lieu est sa socialité même, tous les faits et gestes, les événements et les connaissances qui rendent le monde social vivant, en nous et autour de nous, à mesure que nous le faisons nôtre. Elle est toujours là dehors, car les relations sociales ne nous appartiennent pas. Elles préexistent, et demeurent bien au-delà de notre temps individuel, formant cette base, confuse, qui est le lieu de production de la vie matérielle. " (p.169) Avec quelle socialité, faits et gestes sans âge, événements et connaissances latents cette route le met-elle en communication ? Dans quelle mémoire plurielle, présente, immémoriale, est-il soudain accueilli ? " La possibilité d'une mémoire sociale animée collectivement s'exprime dans ce moment extraordinaire lorsque vous - qui n'avez jamais été dans cet endroit réel - tombez sur le ressouvenir de quelqu'un d'autre. Vous marchez le long d'une route, vous êtes dans un bâtiment, et vous entendez ou voyez quelque chose distinctement, quelque chose qui n'est pas toujours visible aux yeux des autres. Vous pensez, " c'est moi qui l'imagine, qui l'invente ". Et pourtant, alors que se produit ce moment d'enchantement lors duquel une chose de ce monde vous revient en mémoire, ou une chose de ce monde se souvient de vous, vous n'êtes pas seul-e, ni en train d'halluciner ou de fabriquer quelque chose à partir de vos pensées inconscientes. Vous êtes tombé-e-s sur le ressouvenir de quelqu'un d'autre ; vous êtes tombé-e-s nez à nez avec une hantise et l'image qu'en donne le fantôme. Pas seulement parce que cette mémoire-socialité est là, dehors, dans le monde, ébranlant la sécurité que le contexte historique procure habituellement, mais aussi parce que ça se produira de nouveau ; ça sera là pour toi, à t'attendre. Nous étions attendu-e-s. Et c'est là que réside l'aspect effrayant de la hantise : vous pouvez être saisi-e et précipité-e dans le puissant tourbillon des forces matérielles qui vous réclament - que vous le vouliez ou non. " (Avery F. Gordon, p.169)
Partage des eaux, passage fantastique, littoral érodé, autres chemins de hantises, peints, sillages et herbes follesA vrai dire, c'est cela, dévié dans une procession de souvenirs de quelqu'un d'autre, de plein d'autres, il n'est plus sur une route et, pour caractériser la voie où il file, remonte en lui le souvenir d'illustrations fantastiques du partage des eaux lors de la fuite en Égypte, images expressives, tragiques qui le fascinaient et l'effrayaient, enfant, le passage entre les flots comme promesse d'exil heureux, où refonder sa vie, c'est cela qu'il vit, et que lui transmet toute la vibration magique de son super-vélo, qui foule désormais un revêtement inaccoutumé, miraculeux, qui va le conduire probablement vers le pays dont il rêve, où fusionnent origine, d'où il vient, et où il va, où il veut parvenir sans cesse, sans fin, sans mort. Où retrouver l'habitabilité de la terre, en finir avec l'anxiété d'un monde détruit, l'illusion d'un ailleurs qui arrangerait tout. (Et à quoi s'accrochent en ce moment désespérément des milliers de migrant-e-s pris dans une effroyable et débile guerre culturelle.) Peut-être est-ce dû, aussi, au fait que ce paysage abrupt, de collines, de forêts, de dénivelés bien raides, de vagues telluriques dont il parcourt, en pédalant, les creux et les crêtes, vagues dont il profite de la poussée pour surfer au gré de longue descente voluptueuse, ne lui semble que la prolongation de l'immensité marine si proche, aux marées érodant sans cesse littoral et falaises de craie, pénétrant toujours un peu plus les terres de l'intérieur. Mélange des éléments et de leurs imaginaires distincts. Ce littoral où se joue de plus, en ce moment, le drame continu des exilé-e-s rejetés à la mer par les pays riches de l'Europe. Les traces que déposent en lui de semblables routes improbables, éphémères et immatérielles - plus exactement d'une autre matérialité -, ressemblent à ces traînées blanches des avions qui se déforment peu à peu. Sauf qu'ici, elles ne s'effacent jamais complètement, persistent comme sillages qu'il suit des yeux même quand il les a perdu de vue, même les yeux clos. Il les reconnaît parfois, sous d'autres occurrences, d'autres revenances, au musée par exemple, son regard louvoyant entre les corps de la foule agglutinée devant les trésors de la peinture occidentale, et atteignant certaines toiles où surgissent des chemins improbables, fossilisés dans la lumière, les fleurs et herbes folles, presque effacés, et le transportant très loin. C'est, de Pissarro, " Le chemin des Mathurins, montant à travers champs, Pontoise ", ou plus vaporeux, de Renoir, " Chemin montant dans les hautes herbes ". Des chemins presque imperceptibles, fantomatiques, qui apparaissent selon les traits de lumières qui criblent la végétation, comme une chevelure secouée révélant un sentier au ras des racines, ou selon la progression éparse de personnages flous à travers une avalanche vaporeuse de fleurs et herbes folles, balisant un tracé presque effacé, oublié. Comme encore dans la toile d'Harriet Backer, " La ferme de Jonasberget ", des silhouettes fondues dans les floraisons sauvages, enlacées, rapprochées par une émotion, une affection, une perte peut-être, promenant sur un sentier enfoui, juste deviné, passant devant une maison sans y conduire, prise dans un verger, ce genre de maison où plus personne ne va, où l'on ne voit plus jamais personne, qui vivent leur vie à l'écart. Ou, dans ce paysage d'automne, le chemin boueux, défoncé, à peine délimité par des barrières de fortunes, désarticulées, fuyant vers un groupement de baraques floues, sommaires, lointaines, avec juste un maigre panache de fumée, avant la montagne. Peindre, c'est répertorier les chemins de hantise.
Étirements, regards par la fenêtre, rencontre avec la maison hantéePuis il quitte cette route, à un carrefour quelconque, le macadam redevient ordinaire, banal, sale, les panneaux de signalisation indiquent assez que le chemin qui s'était exceptionnellement ouvert s'est refermé avant qu'il ne touche au rivage rêvé. Il continue dans un état second, quand même heureux, il se dit que ce n'est que partie remise, ça reviendra, il revient au village où la police anti-migration se mêle aux touristes, il descend de vélo, revient sur terre, il va se doucher, se changer. Non sans traverser mélancolie et déprime. Ainsi, encore en cuissard, maillot ouvert, après la séance d'étirements, il reste pétrifié à l'étage de la maison louée, au cœur du village marin, face à la fenêtre, sondant l'extérieur, nez-à-nez soudain avec une énorme hantise. N'ayant pas l'habitude d('habiter le centre d'un village, avec des fenêtres donnant directement sur les trottoirs, il est attiré par les va-et-vient de la rue, les gens, du cru ou de passage, leurs dégaines, habillements, paroles. Puis à travers ses corps déambulant, la façade en face. Il ne peut en détacher les yeux. Il sait pourquoi mais sa contemplation est si décalée, entière, qu'il en oublie ce pourquoi, il perd la liaison objectivant la cause contemplative. Il imagine comment c'est à l'intérieur. Ce qui est une occupation assez normale devant une bâtisse qui attise la curiosité. Sauf qu'en fait, il n'imagine pas, mais se souvient, il reconstitue la configuration intérieur, la décoration, l'atmosphère. Il se rappelle. Il exhume des images archivées, pâlies, presque effacées. Des ombres lui viennent. Il attend que la porte s'ouvre, que quelqu'un sorte, il est certain qu'il la reconnaitra. Il ouvrira la fenêtre, lui fera signe. Il attend, pétrifié. Est-ce possible, est-elle toujours là, et lui aussi, avec elle ? " Les matières spectrales sont " ce qui est là, à t'attendre ", toujours : on ne décèle leurs motivations, leurs désirs et leurs ingérences que par leur présence effective. " (p.172)
La notion du temps se brouille. Il se souvient, chaque pièce était un diorama de végétaux éternels et d'animaux naturalisés, chacun représentait une saison particulière ou un écosystème spécifique, dunes, forêts, marécageux, bocages. De sorte que la maison donnait l'impression d'abriter une totalité spatio-temporelle idéale, les quatre saisons sous le même toit, représentation d'une sorte de simultanéité, de temps arrêté. Chaque nuit, il était possible de dormir et rêver au cœur d'une saison différente. En outre, la propriétaire était potière, ses mains modelant la glaise étaient le centre de l'habitation, un lieu où la terre engendre des formes, le four était dans la cour, l'ensemble relié aux nombreux mythes immémoriaux, de toutes cultures, inspiré par le personnage de la potière. Il y a vécu certaines périodes de sa vie, il y a longtemps, il a été un habitant occasionnel de cette maison-matrice, familier des chambres-saisons, mais aussi du salon savane du cabinet de lecture " forêt profonde ", de la salle à manger champêtre, de la cuisine falaise de craie, du boudoir grotte primale. de la salle de bain banquise. Le tout débouchait sur l'atelier, clair et dépouillé, avec sa baie vitrée où l'on s'encadrait au loin l'arrondi supérieure du Mont de Couple, où les mains artisanes façonnaient la terre, enfantaient poteries et céramiques. Un monde complet, un univers miniature. (Une version bon enfant ou " art brut ", du mausolée exceptionnel de Jean des Esseintes, dans A Rebours, qui le fascinait tant, à l'époque, matrice pour éternaliser l'existence, tentative avortée, fatalement avortée.) Il attend. Un temps infini. Ce n'est pas qu'il a basculé dans un état irrationnel. Il y est, certes, il épie, il est convaincu qu'il va se voir sortir de cette maison, jeune, comme il était dans les années 70, accompagné de son amie, bras dessus bras dessous, il guette cet instant de dédoublement. Il n'est pas seul avec son souvenir. Si cette façade produit une telle attraction, c'est que son souvenir se fond dans " le ressouvenir de quelqu'un d'autre " , ce quelqu'un d'autre qui l'interpelle étant forcément une des femmes avec lesquelles il était dans cette maison, jadis, la potière d'une part, son amie d'autre part. (Avec les années, fusionnées en une seule entité). Leurs ressouvenirs se rejoignent, reforment leur intimité. De là cette impression si douce d'avoir été attendu et de répondre à cette attente, d'être pris par " ce moment d'enchantement lors duquel une chose de ce monde vous revient en mémoire, ou une chose de ce monde se souvient de vous, vous n'êtes pas seul-e, ni en train d'halluciner ou de fabriquer quelque chose à partir de vos pensées inconscientes. " Il y croit, et en même temps, il sait parfaitement que ce n'est qu'illusion, folie. Les deux existent, cohabitent, sont réels, il n'y a pas à choisir, mais à tirer parti de leur complémentarité. Il ne serait pas grand-chose sans cette maison hantée, même si elle se fait oublier dans son métabolisme, elle distille des défenses contre l'excès de rationalisme occidental confondu désormais avec l'illimitisme du productivisme qui enrôle dans son délire suicidaire, de gré ou de force, toutes les existences, elle cultive une compréhension sensible des choses, de leurs faces cachées, niées par le monde de l'efficacité et de la performance matérialistes. Elle est le siège d'une compréhension sensible du monde.
Rêverie de dernière demeure, respirer et expirer avec les haies, vision de massacre, littoral de violenceIl chasse une pensée folle. Cette maison est vide désormais, mausolée, hantée par la potière, n'importe qui peut y entrer et en faire sa dernière demeure. Entrer, ne plus en sortir. S'enfouir dans les dioramas poussiéreux. Une torpeur calme l'envahit et des rêveries légères le déportent vers l'évocation de " l'homme des haies ", rencontrée dans un ouvrage de Léon Magnin. En le lisant, il avait souhaité aussi devenir un " homme des haies ", y trouvant le genre d'activité idéale pour affronter les dernières années. " " Retiré du temps ", il n'effectue plus que de menus travaux en marge de l'activité productive de la ferme. De juillet à la fin de l'hiver, il prend soin des haies. Plus exactement, il " barbeye ", il taille et coupe les herbes et les branches pour nettoyer les haies. Il " leur fait la barbe ", selon l'étymologie patoisante. Et il y a " bien d'qa " (beaucoup de choses) à toiletter. (...) Vincent Loiseau aimerait voir les haies plus nombreuses, car il prend plaisir à veiller à ce qu'elles " soient de rang " (en ordre). Elles sont le refuge où il épie lièvres, perdrix, " chouans " (chouettes hulottes) et " cônilles (corneilles). Elles le maintiennent au contact d'un temps disparu, le sien. C'est peut-être pour cette raison qu'il l'envisage comme une dernière demeure toute choisie : " ce que j'espère c'est qu'il me trouveront au pied d'une haie [...] j'aime mieux finir là que dans un lit d'hôpital, sûr ! " " (p.104) Mais ces rêveries sommes toutes apaisantes de " dernière demeure " agréable, projection de gestes et de tâches de transition, en plein air, dans la nature, cantonnier-poète du soin, s'effaçant peu à peu, insensiblement, dans le paysage, transit sans douleur de l'incarnation individualisé de la vie au retour à l'indistinction du vivant, sont soudain balayées par une image brutale, jusqu'ici mise de côté. C'est, le long de la route qui épouse le relief accidenté de la côte, là où une voirie d'entretien pénètre dans les broussailles et conduit au cœur des dunes " protégées ", un amoncellement multicolore de sacs plastiques, de sacs à dos, de vestes, de toiles de tente, d'édredons, couvertures, chandails, polaires, sacs de couchage, boîtes vides. D'emblée, il se heurte à une zone trouble. Pris à la gorge par une troupe de fantômes désespérés. Il voit ça pour la première fois. Immédiatement, il sait ce que c'est. Les maigres biens de migrant-e-s. Récupérés lors d'une arrestation, d'un démantèlement de bivouac fragile, ou suite à un naufrage, là tout près ? On trouve ponctuellement l'un ou l'autre de ces effets personnels, perdus dans le sable, cachés dans un creux, entre les oyats, marquant un lieu de repos, une illusion de foyer. Mais là, tout est amoncelé comme un tas d'ordures à évacuer. Bris, débris, défroques, loques. Les seuls biens dérisoires qui restaient à ces victimes des violences politiques, religieuses, climatiques, cherchant désespérément où se poser, habiter. Des vies brisées. Cet amoncellement comme la preuve de la déshumanisation systémique des exilé-e-s effectuée par l'État, s'acharnant sur une catégorie de personnes, avec une violence inouïe et sinistre, construisant sciemment un fabuleux bouc émissaire pour masquer toutes ses autres impuissances, à régler les inégalités sociales, à faire face au changement climatique, à l'inhabitabilité galopante de la planète. Ces matières spectrales tourmentées massées le long de la route, aveu de monstruosité politique (qui sera promptement évacué par les camions poubelles). Les traces réelles d'un massacre d'innocents, tangibles, prenant à la gorge, si proches. Face à sa maison hantée, ruminant, il est engagé malgré lui, parallèlement, sur les sournoises ramifications de " la perte de contrôle, quasiment indicible, sur ce qui est possible ", de la complaisance et complicité avec l'État qui " ferme les yeux, non innocemment et non sans avertissement ", ayant " renouvelé son engagement avec l'aveuglement : aveugle aux mots race, classe, genre et à tous les mondes sociaux que ces termes charrient, aveugle aux réalités empiriques officielles, formelles et chargées de valeur, qui sont celles également " qu'il " minimise le plus. " (p. 203). Il s'évade dans les états d'âme de sa carcasse vieillissante, s'enfouissant, s'enfuyant dans ses haies de poésie et d'hantises, glanant des connaissances sensibles, autres, autant d'antidotes probables à l'aveuglement (espère-t-il).
Pierre Hemptinne